La renarde sourit, sans paraître tant surprise ou soucieuse de ces absurdités. D'autres auraient ri sans plus de cérémonies ; Kyrja le savait bien, parce que c'était une réaction courante au temps où elle fréquentait encore âme qui rit. Les gens riaient quand on déblatérait quelque chose d'inattendu, de saugrenu, et ce même si ce n'était pas drôle. C'était ça, ou ils la lorgnaient avec un air perplexe. Ils avaient été assez rares, ceux qui n'avaient tiqué, ceux qui n'avaient marqué aucune hésitation de quelque sorte que ce soit le temps de se reprendre. Rares parmi les inconnus, évidemment. Ceux qui la connaissaient un peu savaient à quoi s'attendre, et finissaient par intégrer l'idée qu'elle était imprévisible. Que ses pensées se déployaient en tous sens, rampaient vers les chemins les plus cocasses et jaillissaient de sa bouche sans un avertissement. Sans arrêt par la case réflexion, surtout. Mais cette renarde-là ne lui était pas familière. Elle avait dû connaître bien des cas au cours de sa brève vie, pour ne pas se laisser déstabiliser par quelques banales excentricités. Puis Kyrja se souvint du genre de personnes qu'elle disait fréquenter, et la situation perdit de son mystère. Ce qui était plus troublant, c'était qu'elle venait de faire place dans son esprit aux souvenirs de cette société qu'elle fuyait et haïssait.

« Il se trouve que oui, je le suis. Mon chien-loup et moi n'avons encore jamais rien fait. »

Kyrja se gaussa de la façon qu'elle avait de nommer son chien-loup. C'était quoi, au juste, son animal de compagnie ? La longibande regretta qu'elle ne fut pas tombée en pâmoison devant un chinois à crête, ou l'une de ces races au nom imprononçable. Quoi que, si elle avait dû désigner un bel amant à cette demoiselle, elle aurait plutôt jeté son dévolu sur un foxhound, histoire de voir la dynamique de couple. D'ailleurs, qui sait, elle était peut-être elle-même une chasseuse de renards si elle avait été autrefois un chien.

« Tu veux essayer d'utiliser mon sang ? proposa-t-elle. Tiens, si tu veux essayer. Le sang de kitsune doit être très bon pour ouvrir des portes démoniaques, justement. »

La panthère nébuleuse songea que la blague avait peut-être été un minimum drôle la première fois qu'elle s'était prise pour un feu de camp, mais qu'au bout de la cinquième fois, ça commençait à être lassant. Son humour laissait à désirer, et son imagination aussi. Evidemment, en se faisait cette réflexion, Kyrja prit soin de ne pas relever qu'elle-même menaçait la renarde pour ce qui devait bien être la vingtième fois de la soirée.

« Oh, que diable, là n'était pas mon intention ! s'exclama-t-elle avec une indignation théâtrale. Ouvrir une porte est d'un ennui ! Non, j'ai toujours eu un penchant pour les fenêtres. »

Elle se demanda vaguement quel genre de combustible pouvait bien employer le goupil, mais décida qu'elle préférait sans doute ne pas connaître la réponse.

« Les baies vitrées, à la limite, reprit-elle en laissant son regard fixer le vide avec une mine songeuse. Et puis les cheminées, surtout à Noël. D'ailleurs, je pense que tu serais plus à même d'ouvrir les cheminées démoniaques. »

Elle cilla en ondulant de la queue, et reporta son attention sur la renarde. Elle se recomposa un visage plus sérieux.

« Et je ne suis pas un vampire, je ne vais pas te faire un suçon dans la gorge. »

« Tiens, c'est nouveau, ça... »

Nouveau ? Quoi donc, le fait de discuter de ramonage occulte ou du soin qu'elle mettait dans ses entrées ? Il n'y avait pas situation plus habituelle qu'une panthère nébuleuse faisant part de ses préférences architecturales sataniques à un renard en feu.

« Pourquoi trouves-tu ennuyeux d'ouvrir une porte ? poursuivit-elle. Parce que nous n'avons pas de main et que ce n'est pas pratique, du coup ? »

Kyrja se laissa aller à un petit rire. Elle n'avait pas songé à la situation sous cet angle. Elle évitait les portes, et donc les poignées, depuis si longtemps qu'elle n'avait pas songé à la difficulté que pouvaient présenter ses pattes. Un raisonnement qui ne justifierait d'ailleurs pas l'ennui, puisqu'au contraire il ne ferait qu'ajouter un peu d'action supplémentaire.

« Enfin, bref, j'imagine qu'ouvrir une cheminée avec mon sang te permettrait au moins de libérer une bête démoniaque inversée au père Noël. C'est quoi le nom de cette bête, déjà, j'ai vu une affiche de film sur lui il n'y a pas longtemps... le Krampus ? »

La longibande n'avait pas la moindre idée de ce à quoi la renarde faisait allusion, et elle aurait été bien mal aisée de s'en enquérir par des moyens semblables à ce qu'elle évoquait. Les affiches de film, ça ne courrait pas les bois. Bizarrement, les humains n'avaient pas tendance à en placarder au beau milieu de la forêt.
Elle aurait plutôt songé que l'antagoniste du père Noël serait jeune, mince, habillé de vert, vivrait au pôle sud et volerait des bébés manchots. Elle avait pour habitude de considérer que contraire ne signifiait pas différence ; c'était un lieu qui fourmillait de similitudes, comme le reflet s'inverse dans le miroir. Mais, d'autre part, elle craignait fort que le père Noël ne fusse lui-même d'essence chthonienne. Penses-tu, ce vieillard asservit de pauvres lutins, use du fouet sur d'innocents rennes contraints d'une bien lourde cargaison, et s'introduit dans les demeures pour tenter les enfants de ses présents. Et puis, il n'était pas bien honorable de jouer avec la confiance des jeunes. Il aurait sans doute été moins sadique s'il n'avait pas été un triste mensonge.

« Et pour une bête démoniaque qui aime ouvrir des cheminées, tu as l'air nulle pour la récolte du sang. Pas besoin d'être un vampire pour savoir que c'est par la gorge qu'on en obtient le plus. »

D'où pouvait-elle bien tenir des idées pareilles ? Kyrja ne s'amusait peut-être pas à saigner ses proies, mais elle avait vu assez d'hémoglobine pour la gratifier de son regard le plus sardonique.

« Tu sais, tu serais surprise d'apprendre le nombre d'artères et de veines qui parcourent ton corps. Moi qui te prenais pour une chasseuse ! »

Elle prit un air faussement affligé, qu'elle perdit tout aussi vite au profit de son immuable sourire sarcastique.

« J'aurais sans doute pu t'enseigner deux ou trois choses, si j'avais de l'énergie à gaspiller pour toi. »

Les paroles de la panthère nébuleuse amusèrent visiblement son interlocutrice. Elle se laissa même aller à un petit trait d'humour sarcastique :

« Oh, oui, c'est sûr, une chasseuse comme moi qui attrape surtout des petits rongeurs a largement de l'intérêt à savoir ce genre de choses. Ce n'est pas comme si je me contentais de tuer mes proies en les écrasant entre mes crocs et en les avalant tout rond, os compris. Et même en comptant les quelques proies plus grosses, comme les lièvres : généralement, les égorger suffit à les tuer. »

Kyrja avait du mal à comprendre la fierté qu'elle semblait tirer de cette réflexion. Comme si ça expliquait tout de sa remarque, que ça excusait son ignorance. Sauf qu'elle ne faisait qu'agiter comme un étendard le fait qu'elle ne connaissait rien à rien. Que tout ce qu'elle faisait, c'était colporter les racontars qu'elle avait pu entendre, croire dur comme fer tout ce qui se disait. Et, avec ça, oser contredire les plus expérimentés ! Elle avait assurément de drôles de manières.

« Si tu ne veux pas perdre de temps à ce point avec moi, reprit-elle, pourquoi es-tu toujours là, à discuter de choses sérieuses ou pas avec une simple renarde que tu sembles trouver particulièrement stupide ? »

Mais elle ne semblait pas la trouver stupide ; elle le clamait haut et fort, elle l'affirmait avec grandiloquence ! Ah, que de doux euphémismes usait la renarde pour qualifier les apparences...

« Ta conversation tourne en rond, ma chère. »  soupira Kyrja en levant les yeux au ciel.

Sa lassitude agacée n'était pas seulement feinte ; la longibande n'était pas de ceux qui apprécient de perdre leur temps. Hors, se répéter était un pur gaspillage de ses précieuses minutes. Grand bien lui fasse, à ce goupil, de reformuler une question déjà posée, d'en oublier la réponse déjà donnée. Kyrja ne comptait pas lui raviver la mémoire.

« Peut-être. Mais ça semble également te plaire, vu que là encore, tu es restée avec moi. Soit je t'amuse, soit tu n'as juste rien de mieux à faire. Je me trompe ? »

La panthère nébuleuse émit un grognement étouffé qui dévoila un croc. Est-ce que c'était le fait d'avoir la couleur d'un poisson rouge, qui avait déteint sur la mémoire de cette idiote ? Ou savait-elle pertinemment qu'elle se répétait tout en s'en contrefichant ? Kyrja expliquait une fois, pas deux. Et ce, même si "expliquer" était un bien grand mot.

« En toute honnêteté, oui, tu te trompes. »

En toute honnêteté, Kyrja était une menteuse. Une habile, spontanée, et fort malhonnête menteuse. Mais elle mentait avec bonne foi ; cette renarde ne l'amusait pas — juste sa stupidité, qui réalisait cet exploit de frôler et même de dépasser la barrière du lassant —, et il y avait pléthore de choses qui auraient mieux mérité son temps. Mais elle n'était pas sûre de vouloir poursuivre son chemin, non plus. Un petit doute qui titillait son esprit, mais qu'elle rabroua avec une violence égale à sa fierté. Elle pouvait encore glaner quelques informations utiles. Et se distraire, changer un peu sa routine, parce que trop de routine la ramollissait. Elle avait beau employer chaque jour ses muscles, ses crocs et ses griffes, sa langue avait parfois besoin de s'affûter, sa férocité de s'aiguiser. Elle ne se reconnaissait plus, lorsque sa cruauté s'assoupissait.

« Mais ne me remercie pas de te faire l'honneur de ma présence, minauda-t-elle d'une voix suave. Il est bien flagrant qu'elle t'enchante. »

« Oui, je veux bien l'admettre. »

Kyrja lui décrocha une œillade aussi explicite que n'importe quel sarcasme. Elle savait qu'elle était extraordinaire, mais habituellement, les autres avaient plutôt tendance à ne pas supporter sa présence. Question de jalousie, sans doute. Bon, et probablement aussi parce qu'elle passait son temps à insulter tout ce qui bouge et qu'elle se montrait plus désagréable qu'un putois en rogne. Un intéressant cas d'étude, cette renarde qui lui adressait un sourire avant de se lancer dans la grande explication de son insipide existence, dont la longibande n'avait strictement rien à foutre.
Elle eut quand même la décence — vis-à-vis d'elle-même et de sa curiosité, cela va sans dire — d'écouter d'une oreille. Elle dissimula même un petit rire lorsqu'elle mentionna que son pote à deux pattes était "trop occupé" pour s'occuper d'elle. Occupé, mon cul ouais. Si, comme elle le supposait, ce gars était bien le même individu que celui qu'elle avait croisé plus tôt dans la journée, il avait visiblement trouvé mieux à faire que de faire pisser son toutou-renard en promenade. Et ça n'avait pas l'air de trop concerner sa famille.

« On voit que tout le monde adore ta compagnie ! » la railla-t-elle.

Pour un être sois-disant sociable, elle ne devait pas avoir beaucoup d'"amis". Et puis, si ses "amis" préféraient batifoler sans elle en la laissant en plan, Kyrja avait quelques doutes sur la réciprocité de la relation.

« Tu crois qu'ils le remarqueraient, si tu disparaissais mystérieusement pendant la nuit ? »

« Bien sûr qu'ils le remarqueraient. » assura la renarde.

Ils se demanderaient pourquoi ça semblait si silencieux tout à coup, pour sûr. Ça leur mettrait la puce à l'oreille sur l'absence de la petite chose rousse jacassante.

« D'ailleurs, il l'a déjà fait, reprit-elle en souriant. Quand j'ai été capturée par les sorcières, il est venu me sauver. Il me semble que c'est une preuve qu'il fait effectivement attention à moi et s'inquiète pour moi, tout comme moi je m'inquiète pour lui, tu ne penses pas ? »

Kyrja pensait plutôt que c'était une preuve qu'elle était incapable de se débrouiller seule. Bon sang, elle était bien contente de ne pas être en charge de la renarde. Un St-Bernard serait moins encombrant. Son Ely avait peut-être été un humain, mais au moins, il savait prendre soin de lui tout seul. Enfin, la plupart du temps...

« Tu es bien optimiste. N'importe quel acte peut vouloir dire beaucoup de choses et rien à la fois. Si ça se trouve, il avait juste la flemme de chercher un autre caniche. »

La panthère nébuleuse elle-même aurait parfois pu passer pour charitable, si ses actes n'avaient pas des buts plus égoïstes. Elle ne faisait jamais rien sans en mesurer les conséquences, et, si cela se révélait plus négatif que positif, passait son chemin. Elle n'aurait pas survécu, sans cela. L'altruisme, c'était stupide et suicidaire.

« Donc tu es en train de dire que par flemme de se trouver un nouvel animal de compagnie, ce qui lui aurait pris maximum une heure dans une animalerie, il a préféré attaquer un groupe de sorcières en pleine ville, devant s'infiltrer et se battre, prenant le risque de se faire tuer, pour me libérer ? »

Eh bien... Oui, c'est exactement ce qu'elle affirmait. Il y a des gens cons, c'est comme ça. Et des gens qui aiment bien taper sur les autres au moindre prétexte. En plus, les animaux gratuits, ça court pas les rues. Enfin, si, mais ils sont souvent un peu chiants à attraper et à apprivoiser, sans compter les puces et les maladies douteuses qu'ils traînent. La renarde reprit de plus belle :

« Oui, en effet, c'est très logique, tu as raison. Heureusement que tu es là pour m'éclairer, je ne m'étais pas rendue compte à quel point Derek était feignant et que je ne comptais pas pour lui. »

L'ironie qui suintait de sa voix ne la faisait paraître que plus naïve. Aux yeux de quelqu'un qui avait vécu comme Kyrja, c'était en effet un raisonnement plus que logique. Elle avait appris à se méfier, là où la renarde lui donnait l'impression de croire à la gentillesse universelle. Certes, la longibande ne connaissait rien à la dynamique qui existait entre ces deux-là, et il se pouvait tout aussi bien qu'il y ai une certaine amitié, mais cela ne signifiait pas que ses arguments étaient stupides. Dans le registre de l'égoïsme et des motivations douteuses, elle était clairement plus qualifiée que son interlocutrice.
Quoi qu'en ce qui concernait les motivations douteuses, Kyrja n'en fut plus si sûre lorsque la renarde vint se blottir contre elle.

« Du coup, minauda-t-elle, je vais le quitter pour te suivre partout et devenir ton renard de compagnie. Au moins, avec toi, je suis certaine d'une totale honnêteté. »

La panthère nébuleuse n'appréciait guère l'intrusion de cette petite emmerdeuse dans une bulle d'espace qui n'avait jamais été crevée depuis des années, sinon lorsqu'elle jouait de ses griffes. Plus parce qu'elle n'avait plus l'habitude du contact que par réelle aversion, sans doute, même si elle répugnait l'idée que cette bête lui refile ses puces. Et puis, qui sait où elle avait traîné ? Elle ne puait pas comme les autres renards, mais elle en restait un, non ? Elle la repoussa avec les pattes, presque étonnée de ses griffes rentrées et de l'absence de violence dans son geste, et s'écarta en lui cinglant le museau du bout de la queue.

« Je pense que tu aurais quelques difficultés à me suivre. » lui jeta-t-elle malicieusement.

Elle se tourna pour lui faire de nouveau face, prête à réagir si elle réactivait son mode chewing-gum.

« Et puis, poursuivit-elle, même si tu y parvenais, tu es loin d'avoir la garantie de mon honnêteté. Sauf sur le fait que tu ne comptes pas plus pour moi. Mais bon, si tu y tiens... »

Elle bondit sur le tronc d'un arbre qu'elle escalada en quelques mouvements adroits, qui transpiraient l'habitude, jusqu'à la première branche. La sensation de l'écorce sous ses coussinets était familière et rassurante, le jeu de ses muscles et de ses griffes presque automatiques. Postée juste au-dessus de la renarde, elle se pencha vers le sol et lui frappa l'oreille du bout de la patte.

« Tu n'as qu'à essayer. » acheva-t-elle avec un sourire narquois.

La renarde se frictionna l'oreille sans faire mine de bouger. C'était bien imprudent. Kyrja aurait pu se jeter de sa branche et lui planter les crocs dans la nuque avant même qu'elle n'ai le temps de réagir. Une chance que le meurtre n'ai pas été à son programme ce soir-là. En fait, la rouquine aurait déjà pu mourir une bonne dizaine de fois depuis le début de leur conversation.

« Non, ça, je n'en serais pas capable, ce n'est clairement pas un truc de renard. »

Ce n'était pas Kyrja qui allait la contredire là-dessus. Il lui était parfois arrivé, lorsqu'elle était plus jeune, de s'amuser à pourchasser toutes sortes d'animaux jusque dans les arbres. Elle racontait que c'était pour s'instruire sur leurs capacités, mais, à vrai dire, c'était plus par esprit de compétition. Puis elle avait cessé de chercher des rivaux dans toute nouvelle espèce qu'elle croisait, se satisfaisant simplement de les voir galérer et se ramasser lamentablement. Et il faut dire que des renards, elle en avait fait grimper. Pas autant que des chats ou des ratons-laveurs sans doute, parce qu'ils n'étaient pas aussi enclins à se réfugier dans un arbre, mais ces derniers n'avaient pas l'hilarante maladresse des renards. Elle avait été bien décontenancée le jour où, toute sûre d'elle et ignorante de ce à quoi elle avait vraiment affaire, elle était tombée sur un renard gris. Elle avait été si surprise de son agilité qu'il avait réussi à lui échapper, et elle n'avait plus jamais refait la même erreur. Stupides renards gris. Elle ruminait encore sa défaite chaque fois qu'elle en croisait un.

« Mais ça ne fait rien : je me contenterais de te suivre au sol pendant que tu sauteras d'arbre en arbre. J'ai une bonne vision, je ne te perdrais pas... »

Kyrja ricana en imaginant la rouquine courant avec le museau en l'air pour essayer de la repérer. Une chic technique pour se prendre les pattes dans un trou ou se manger un buisson. Avait-elle conscience de la facilité avec laquelle un félin pouvait disparaître ? Ce n'était pas une forêt aussi épaisse que celle où Kyrja avait grandit, mais elle savait s'en contenter et se rendre invisible au point que certains passaient juste à côté sans la voir. C'étaient ses yeux perçants qui la trahissaient. Et, plus souvent, son odeur. Bonne vue ou pas, c'était plutôt du flair de la renarde qu'elle se méfierait.

« Tu m'auras dans les pattes jusqu'à la fin de nos jours, se vanta la rouquine. Et je te parlerai tout le temps de tout et de rien pour que tu ne t'ennuies jamais. Ça va changer ton quotidien, pas vrai ? »

Kyrja se redressa en s'appliquant à faire tomber des bouts d'écorces sur sa voisine de l'étage inférieur.

« Oh, génial ! Comme ça, tu t’essouffleras toute seule au bout de cinq minutes et j'aurais encore moins de mal à te semer. » s'enthousiasma-t-elle de son ton le plus sarcastique.

Et il y aura bien un prédateur dans le coin pour me débarrasser définitivement de toi sans que je n'ai à me salir les pattes. Kyrja lui aurait rendu un grand service en réduisant sa langue en charpie. A elle, et à ceux qu'elle côtoyait. Personne n'avait jamais songé à l'envoyer chasser le porc-épique ? Dans une nouvelle pluie d'écorce un peu trop volontaire, elle s'élança vers une branche plus haute.

« Merci de t'inquiéter pour moi, mais je peux courir longtemps, quand ce n'est pas trop vite. » rigola la renarde.

C'était bien là son problème. Les canidés ont l'endurance, et les félins la vitesse. Kyrja avait peut-être des pattes courtes, faites pour déambuler dans les arbres, mais elle ne dérogeait pas à la règle. Et dans la canopée, elle savait filer entre les branches à une allure bien imprudente, quand le moindre faux-pas, la moindre décision peut vous briser la nuque. Il faut bien ça pour choper des macaques. Un imbécile de goupil bavard, elle pouvait semer ça d'un simple petit sprint. Mais à en croire la lueur dans le regard de la rouquine, celle-ci ne l'avait pas tout à fait compris et se croyait à la hauteur pour défier Kyrja. Et la longibande avait grand mal à résister à un défi.
A l'instant où ses griffes se nouaient à un nouvel appui, elle vit la forêt prendre des nuances rougeoyantes. Il y en avait une qui avait peur de ne pas voir où elle mettait les pattes ? Le comble, pour un animal censé être à tendances nocturnes. Eh bien, si elle comptait courir dans toute la forêt comme un lampadaire et attirer sur elle les pompiers, ça la regardait. Depuis ses hauteurs, Kyrja n'avait plus rien à craindre d'une présence humaine. Plus rien à craindre de personne, même.

La forêt où elle avait grandit était certainement l'une des choses du Sud qu'elle regrettait le plus. Le plus extraordinaire des terrains de jeu, qui avait certes failli lui coûter la vie des millions de fois, mais qu'elle n'aurait pu haïr. Une fois qu'elle avait appris à y subsister, à éviter ses pièges et à repérer ses dangers, une fois qu'elle avait pu y trouver sa place et son trône — un trône tout relatif, puisque la plupart de ses sujets étaient plutôt du genre à vouloir la bouffer —, elle avait compris qu'elle y était chez elle. Elle n'avait jamais plus été chez elle après être partie. Elle n'avait plus de chez-elle, nul part où aller. Elle ne pouvait pas retourner là-bas. Elle avait longtemps cherché, en vain, un autre endroit comme celui-là. Avec des arbres qui montaient jusqu'au ciel, déployant des feuillages d’émeraude dans une canopée chantante, avec leurs branches sinueuses lancées à l'assaut de chaque petit espace, leurs troncs immenses courbés comme des danseurs. Il y avait une vie omniprésente, des petites créatures que l'on sentait et entendait comme un peuple féerique invisible, dissimulés à la vue de tous dans la végétation colorée. C'était un fouillis, un bordel sans nom, où tout s'élevait vers le soleil qui peinait à trouver chemin jusqu'au sol, tout s'étirait dans toutes les directions comme un feu d'artifice, tout remplissait chaque espace qui aurait pu être vide, jusqu'à la brume qui s'insinuait et se lovait entre les troncs. C'étaient sur ces branches-là que Kyrja, la jeune Kyrja, l’insouciante Kyrja, avait couru et joué, avait virevolté avec milles acrobaties dont le goût ne lui était toujours pas passé. Elle adorait ça. Mais elle n'avait jamais retrouvé telle forêt. Et, même s'il en avait été autrement, aurait-elle vraiment pu s'y installer ? Aurait-elle vraiment cessé de fuir ?
Ici, les arbres étaient plus maigres. Hauts, mais chétifs en comparaison. Il n'y en avait que peu, qui eussent ces branchages sinueux et épais qui lui plaisaient tant. Un tronc droit, c'est d'un ennui ! On ne peut guère s'y amuser, rien faire d'autre que monter le plus haut possible. Ce n'était pas le pays des arbres généreux. C'étaient des forêts qui puaient la main de l'homme. Ils étaient parsemés de sentiers eux-même parsemés de choses abandonnées qui insultaient les yeux de la longibande. Mais elle avait appris à s'en contenter. Appris à repérer d'un unique coup d’œil la moindre courbe gracieuse, et le chemin pour y arriver. Appris à folâtrer dans les minces brindilles qui se prenaient pour des branches et poussaient de-ci de-là. Elle abandonna d'ailleurs bien vite l'ennuyeuse idée de semer ou de perdre sa poursuivante au profit d'un jeu plus gratifiant : l'emmerder. Elle prenait soin de bondir un peu trop lourdement sur les branches les plus instables, qui craquaient et grinçaient en lâchant une pluie de débris. Elle faisait tourner la renarde en rond, virait brusquement quand elle regardait ailleurs. Avec un peu de chance, elle déclencherait un feu de forêt et mettrait un peu d'animation.

C'était une petite bête fort tenace, il fallait l'avouer. Pas très maligne — très loin de l'être, même —, mais tenace. C'en était presque aussi énervant que de songer qu'elle connaissait le coin bien mieux que Kyrja. La longibande ne pouvait que se contenter de se traîner ici et là, improvisant au fil de sa course. Elle s'évertuait à s'éloigner des sentiers et des coins clairsemés pour s'enfoncer dans la forêt, où les broussailles se densifiaient. Histoire de provoquer une rencontre tout à fait fortuite entre une renarde et un buisson épineux. Sauf qu'elle retombait immanquablement sur un stupide chemin, une clairière, et même, une fois, le nid d'un fort gros volatile qui n'apprécia pas son intrusion. Le goupil s'accrochait plus qu'elle n'aurait pu s'y attendre, et, comble de l'indécence, elle se lassa avant lui. Chose que sa fierté ne lui laisserait jamais entendre. Cette dernière préférait se gausser aux dépends de la renarde, qui courait en rond derrière les brindilles qu'elle envoyait sur les arbres alentours pour en remuer les feuilles pendant qu'elle-même marquait une pause. Stupide, vraiment. Mais bon, comment l'en blâmer, suivre à vue une panthère nébuleuse était sans doute la meilleure idée qu'elle ai eu de sa vie.
Kyrja venait de repérer un arbre au feuillage épais, tout à fait indiqué pour y camper une minute ou deux en occupant le toutou avec des bâtons, quand elle s'aperçu que ledit animal avait le cul vautré au sol.

« Petite pause ! » haleta la renarde.

Kyrja s'arrêta à mi-hauteur d'arbre pour lui adresser un rire méprisant. La tentation était trop forte, et l'occasion trop belle, pour ne pas le faire. Après tout, elle était la seule à savoir que ses pattes, comme sa fierté, hurlaient de soulagement. Elle fit demi-tour et regagna les branches basses en quelques bonds.

« Courir longtemps, hein ? »

La renarde n'avait pas besoin de savoir qu'elle avait passé la moitié de ce temps affalée dans les feuillages à lancer des bâtons. Kyrja se laissa glisser sous la branche et s'y suspendit à l'envers, la tête à la hauteur du museau de la rouquine, avec la fierté puérile qu'elle ne pouvait s'empêcher de ressentir chaque fois qu'elle faisait ça. C'était plus fort qu'elle. Le genre de gestes qui, aux yeux des autres, révélait une prouesse d'agilité dont peu d'espèces étaient capables, mais qui n'était en fait qu'un bon gros étalage de sa gaminerie.

« Au fait, pour quelqu'un qui devait parler tout le temps de tout et de rien... Tu parles bien silencieusement, ronronna-t-elle mielleusement. Dois-je en conclure que tu t'es contentée de parler de rien ? »

La renarde reprit ses babillages, avec une motivation et une détermination à la tâche à en faire pâlir une abeille. Kyrja se lassa aussitôt de l'entendre déblatérer sur les chiroptères, et décida de se réinstaller sur la branche en attendant de voir combien de temps elle pourrait jacasser avant de s'étouffer. Malheureusement, en l'absence de chronomètre, la durée risquait fort de se distendre vers les valeurs supérieures.
Elle s'allongea et entreprit de nettoyer les débris qui s'accrochaient à ses pattes. De la sève poisseuse, dont l'odeur trop forte lui piquait la truffe, tachait l'un de ses coussinets. L'une des raisons pour lesquelles elle n'aimait pas les pins. Elle avait bien essayé de s'en débarrasser en frottant sa patte sur l'écorce, mais n'avait obtenu pour seul résultat que de l'étaler un peu plus, et avait dû se résoudre à l'ôter à coups de langue entre deux lancés de bâtons. Principalement parce que le bout de bois avait failli lui rester collé sous la patte. C'était un goût bien trop fort et amer pour qu'elle apprécie, et il se répandit de nouveau sur ses papilles lorsqu'elle lécha son coussinet avec une grimace. Elle décida d'abandonner cette patte-là, qu'elle pourrait toujours essayer de tremper quelque part plus tard — au moins, elle n'avait plus l'impression de s'être transformée en ventouse —, et s'attela à l'autre. La plaie qui la tailladait depuis qu'elle avait dit bonjour à un tesson de vitre n'avait visiblement pas apprécié ses acrobaties. Quelques petites perles de sang en suintaient, et Kyrja songea que la chair entaillée ne se refermerait sans doute pas sans marque. Bah, tant pis, elle avait vu pire comme cicatrices. L'important était qu'elle soit en mesure de supporter la douleur sans broncher pendant quelques jours, le temps que ça guérisse. Et ça aussi, elle avait vu pire.

« ... branches, c'est doux sous les coussinets ? »

Kyrja se demanda si la renarde s'était aperçue qu'elle n'écoutait rien à son discours, ou si elle marquait une pause pour reprendre son souffle. Elle n'attendait probablement pas de réponse, parce qu'il semblait qu'elle parlait juste pour entendre sa voix. Tous ses voisins devaient être insomniaques. Au moins, trouver son adresse ne devait pas être bien difficile, il suffisait de chercher soit un endroit entouré d'une zone déserte de quelques kilomètres, soit le quartier où les résidents avaient un stock de bouchons d'oreilles et des cernes jusqu'au sol.

« Doux comme un nuage, assura la longibande en enroulant sa queue autour du museau de l'autre pour l'empêcher de l'ouvrir. Tu n'as qu'à monter vérifier par toi-même. »

La renarde joua des pattes pour se débarrasser de sa muselière improvisée, moins paniquée d'être privée de son éloquence que le cynisme de Kyrja s'y serait attendu.

« Tu sais bien que je ne le peux pas, répondit-elle. Je n'ai pas ton agilité. Et si tu me faisais monter pour que je puisse tester, toi ? »

La panthère nébuleuse ronronna un rire étouffé. Ce n'était pas que l'idée ne lui avait pas effleuré l'esprit, d'aller accrocher la rouquine dans une branche comme une décoration sur un sapin en attendant qu'elle mûrisse et tombe.

« Allons, tu n'étais pas un renard aux dernières nouvelles ? fit-elle remarquer. Tu ne me feras pas croire que tu es incapable de grimper un peu. »

Sa queue balaya la branche en appui à ses dires. Elle ne connaissait pas les limites de cette bête-là, qui avait de toute évidence oublié de télécharger certaines qualités réputées du renard au cours du chargement. La ruse, par exemple. Mais elle avait le corps de l'un d'eux, les griffes de l'un d'eux, donc, techniquement, elle devait avoir les mêmes capacités physiques. Alors, agilité ou pas, Kyrja était assez sûre d'elle pour affirmer que c'était dans ses cordes. Elle avait entendu assez de gens se plaindre de ces animaux devant leur poulailler fortifié où quelques volatiles manquaient à l'appel — même si elle n'était pas étrangère à l'affaire dans la plupart des cas. Elle n'avait encore jamais rencontré de renard qui ne soit pas assez habile pour un peu d'escalade, surtout quand il s'agissait d'atteindre des branches aussi basses que celle sur laquelle elle se trouvait. Reste à savoir si la rouquine était une lumière au point d'ignorer ce qu'elle pouvait elle-même faire, ou si elle essayait juste de provoquer Kyrja. Et si au premier jeu elle restait inégalée, au second, elle empiétait sur le terrain de cette dernière.