Kyrja grimaça en tentant de chasser le goût du sang de sa langue. Elle nettoya ses pattes avec soin, délogeant en fronçant le museau les quelques poils roux coincés entre ses griffes.

« C'est peut-être aussi pour ça qu'en réalité, les renards n'ont pas autant de prédateurs que ça, dans la vraie vie. » l'interpella le goupil.

La panthère nébuleuse leva les yeux de sa besogne pour lui jeter un vague regard tandis qu'elle la remerciait. Prédateur ou pas, et immonde ou pas, elle doutait qu'un carnivore affamé dédaignerait n'importe quelle proie potentielle. Elle-même ne s'était pas faite prier pour dévorer ce qu'elle aurait aujourd'hui considéré comme immondices, lorsqu'elle était trop inexpérimentée pour manger à sa faim. Alors, un coyote n'aurait pas fait la fine bouche.

« Bien que ta technique de sauvetage soit un peu rudimentaire, reprit la renarde en léchant ses plaies. Mais bon, j'imagine que tu ne pouvais pas faire mieux. »

Eh bien... si, elle aurait pu faire mieux. En plantant les crocs un peu plus loin, peut-être. En serrant la mâchoire un peu plus fort. Oh, elle n'aurait pas gagné grand-chose, à tuer la renarde, mais pas perdu non plus. Elle l'aurait bien laissée faire son plongeon fatal, si ses instincts ne s'en étaient pas mêlés. Même après toutes ses années, les vieux réflexes qu'elle avait acquis dans sa jeunesse auprès d'Ely lui demeuraient. Elle aurait préféré qu'il les emporte avec lui, quelque part où les vivants ne pouvaient aller.

« Finalement, dans le fond, tu as bien aimé notre conversation. Et tu n'es pas autant sans cœur que tu veux le faire croire. »

La longibande leva les yeux au ciel. Fallait-il qu'elle se répète encore longtemps ? Non, elle n'était pas une âme charitable. Pas insensible, peut-être, mais pas bienveillante pour autant. Elle n'aurait pas cillé, si elle avait dû laisser l'autre se rompre les os. Pas cillé, si elle avait disloqué ses vertèbres. Un petit juron devant l'échec, peut-être. Mais la mort, elle l'avait assez côtoyée, et elle avait fait de la cruauté, autrefois simple nécessité égoïste à sa survie, une compagne agréable. Mais si la naïve renarde voulait espérer le contraire, qu'elle reste donc dans sa petite bulle rose.

« Mince alors, s'exclama-t-elle avec étonnement, moi qui pensais contrarier tes projets de fin de vie... Alors, tu ne t'es pas jetée volontairement dans le vide en te rendant compte de ton inutilité ? »

« Mais oui, bien sûr. Tu m'as sauvée juste parce que tu pensais que je voulais me suicider et dans le simple but de m'embêter. Je vais y croire. » paraphrasa la renarde.

Kyrja savait qu'elle était exceptionnelle et que son phrasé enchantait les foules, mais elle n'avait nul besoin d'un perroquet pour répéter ses idées comme s'il s'en délectait. Encore moins d'un qui sacrifie dans cette tâche le moindre de ses neurones, au détriment d'autres facultés cognitives plus... utiles. Allons donc, elle buvait chacune de ses paroles avec une crédulité écœurante, mais ne pouvait voir ce qui était juste sous son nez ? Non, sans doute non. Elle était trop aveugle pour comprendre quoi que ce soit à la façon dont le monde fonctionnait, pour quelqu'un comme la longibande.

« Allez, OK, poursuivit-elle, tu n'as peut-être pas apprécié notre conversation. Mais tu m'as quand même sauvée. Preuve que sous tes airs de dure qui se fiche de tout, il y a une part de toi qui est... gentille. Sinon, tu te serais contentée de me regarder choir sans rien faire et peut-être même que tu en aurais ris. J'en arrive même à penser qu'il y a quelqu'un qui t'a appris à avoir une conscience sans que tu ne m'en aie parlé... »

Ah, la stupide, stupide petite créature. Elle était bien loin du compte, mais croyait tout connaître de l'inconnue face à elle. Elle jugeait, en se basant à sa petite et modeste expérience, un monde entier qu'elle ne pourrait jamais entrevoir. Quelque chose de plus grand, de plus violent, de plus primaire que les notions de bien et de mal, que la futilité d'une conscience. Qu'elle le veuille ou non, Kyrja n'accordait pas plus d'intérêt à sa vie qu'à celle des autres étrangers qu'elle avait vu mourir. Sauver, ce n'était guère différent de tuer. Pas moins égoïste. Pas plus compatissant.

« Et je suppose que je peux accéder à ton désir le plus profond, à savoir te laisser tranquille, pour ce que tu as fait pour moi. A moins que je puisse faire autre chose de particulier ? Afin de te remercier ? »

La remercier ? Quelle insulte... Mais au moins, songeait la longibande, il lui arrive parfois de viser juste. Sans même s'en apercevoir, entre deux intonations ironiques. Mais, si le plus cher souhait de Kyrja folâtrait avec quelques idéaux de paix, ce n'était pas de celle dont pouvait songer son interlocutrice.

« Je crains que tu ne sois trop insignifiante pour m'aider en quoi que ce soit, et encore moins en ce qui concerne ma... tranquillité. »

« Eh bien, même si je suis insignifiante, je reste capable de prendre feu. Peu importe ma taille et ma force, ça reste une capacité qui peut être utile si un jour tu en as besoin, avança la rouquine. Et que veux tu dire par "encore moins en ce qui concerne ma tranquillité" ? Tu veux dire que même si je pars, tu n'auras pas la paix ? Ai-je été si agaçante que même mon souvenir te fâche ? Ou autre chose t'ennuie-t-il ? »

Il n'y a rien de plus dangereux que la curiosité. Rien de plus effrayant, non plus. La renarde avait vraiment tous les dons, pour s'enfoncer au plus profond du pétrin.

« Oh, fort bien, alors je ferais appel à toi la prochaine fois que j'organiserais une soirée barbecue. »

Kyrja balaya l'air de sa queue, d'un geste théâtral qui appuyait son sarcasme. Elle n'avait que faire des faveurs de ceux qui lui étaient redevables — et pourtant, ils avaient été nombreux au fil des années. Oh, bien sûr, ça aurait pu se révéler utile. Elle ne crachait jamais sur ce qui pouvait lui offrir le moindre avantage, dans la moindre situation. Mais, à quoi bon graver dans le marbre les dettes d'un visage qu'elle ne reverrait jamais ? Et, surtout, elle n'y voyait que le risque au-delà du bénéfice. Comment aurait-elle pu faire confiance à qui que ce soit ? Croire que la parole d'un quidam valait autant que la sienne, s'appuyer sur un espoir qui ne pouvait être que du vent ? Elle était bien assez forte pour ne pas avoir besoin de quiconque. Elle n'en avait jamais eu besoin, ils ne faisaient qu'étouffer son feu, la noyer dans leur chute.

« Au risque de te décevoir, poursuivit-elle sans se départir de son sourire suffisant, je doute que ta piètre importance soit suffisante pour que ton souvenir ne vienne me chatouiller. »

« Oh, parce qu'il t'arrive d'en organiser ? lança-t-elle. Et tu fais cuire quel genre de saucisses ? Cochon ? Bœuf ? Écureuil ? Je te demande car il est toujours poli d'amener quelque chose à un barbecue. »

Kyrja plissa les yeux, plus amusée d'entendre son interlocutrice parler de politesse que de la voir entrer dans son jeu. Si elle avait eu la moindre bonne manière, elle n'aurait pas passé son temps à ennuyer la longibande, et encore moins à insister sur des questions qui ne la regardaient pas.

« Ah, vraiment ? continuait la renarde. Parce que tu en rencontres tous les jours, toi, des renards qui parlent capables de prendre feu ? »

Et pourquoi pas ? Elle n'était sans doute pas la seule dans son cas, ou dans une situation plus ou moins semblable. Qu'en savait-elle, si la longibande n'avait pas un cousin renard-lampadaire qu'elle invitait à ses fameux et récurrents barbecues en bord de piscine ?
Mais, dans tous les cas, il ne suffisait pas d'être unique pour être mémorable. Surtout lorsqu'il s'agissait de quelqu'un comme Kyrja, pour qui le seul intérêt qu'elle pouvait porter à autrui revenait invariablement à son profit. Si elle n'y trouvait pas d'utilité, à quoi bon se souvenir ?

« J'ai un faible pour la viande de primate, répondit-elle, avec un sérieux qui n'était pas même feint. Mais je suis plutôt grillades de chien, ils sont plus simples à attraper. Enfin, je suppose qu'avec tes... fréquentations, ça ne te sera pas difficile de trouver ça, non ? C'est si généreux de ta part, de te proposer ! »

« Du primate ?  » répéta la renarde.

Comme son interlocutrice paraissait plongée dans de sérieuses réflexions, Kyrja s'interrogea sur leur nature. Était-elle vraiment en train de passer en revue la faune des environs ? Elle était bien assez sotte pour ne pas saisir l'allusion, et sans doute même pour croire qu'il y avait quelque espèce de primates sauvages dans ces bois.

« Ça va être un peu compliqué à trouver, ça. Il n'y a pas beaucoup de singes, en ville et dans cette forêt. Et je te déconseille clairement les humains, leur chair est très fade et trop grasse. Peut-être dans un zoo... »

Lui... déconseiller ? Quelle bonne blague. Si elle ne savait pas sélectionner ses proies, ce n'était pas du ressort de la longibande. D'ailleurs, qu'est-ce qu'un renard pourrait connaître au goût des choses ? Si l'arôme de leur propre haleine n'y suffisait pas, les immondices qu'ils étaient capables d'ingérer avec appétit étaient plus que la preuve qu'ils avaient perdu leurs papilles gustatives quelque part au cours de leur évolution.

« Oh, oui, je dois pouvoir t'apporter ça, reprit-elle avant que la dorée ne puisse lui en faire la remarque. En usant de mes charmes pour les attirer. Mais à la condition que ta piscine ait un jacuzzi. Sinon, ça ne vaut pas le coup que je vienne. »

Et voilà donc que la renarde se mettait à faire sa diva ? Aurait-elle dissimulé à Kyrja une facette capricieuse ? Ca, et de mystérieux charmes vulpins capables d'agir sur la gente canine.

« Même si je suis certaine que tu es fort séduisante en bikini... Je croyais que tu me devais une faveur, ronronna-t-elle mielleusement. Te prélasser dans mon jacuzzi, ce n'est pas vraiment ce que j'appelle une faveur. Enfin, sauf de ma part. »

« T'amener de la viande, ça fera une faveur. Mais t'honorer de ma présence, ça fera deux. »

La réplique faussement présomptueuse de la rouquine tira un sourire à Kyrja. Oh, comme ça, elle voulait lui voler son rôle ? Qu'elle ne s'imagine pas trop vite gravir le piédestal de la belle ; elle ne partageait point son trône de vanités.

« Surtout si je mets mon bikini pour aguicher la soirée. Tu dois donc choisir entre les deux. »

S'il avait fallu compter les points, nul doute que la panthère nébuleuse aurait pu lui réclamer nombre de faveurs supplémentaires. Ne serait-ce que pour la grâce qu'elle faisait de sa vie. La plupart ne respiraient pas si longtemps, après avoir croisé sa route. Mais elle décida de faire fi de cela, et se contenta de toiser l'importune comme une enfant que l'on remet gentiment à sa place.

« La décision n'est pas bien difficile. »

Tout en débutant sa phrase de sa voix la plus enjôleuse, elle s'assit, avec cette grâce toute en supériorité que seuls les félins connaissent.

« Il ne me semble pas t'avoir convié à la fête, ma pauvre, mais seulement avoir fait appel à tes services de cuisinière. »

Le scepticisme de la renarde sembla loin d'être feint. Et, comme il était impensable qu'elle soit si bonne actrice, ou, pire encore, que Kyrja puisse s'y laisser prendre, il ne devait pas l'être.

« La demande que je vienne habillée de façon aguicheuse me semblait pourtant être une invitation, lâcha-t-elle. Pourquoi voudrais-tu que je sois habillée comme ça si c'était juste pour que je cuisine pour toi sans me montrer ? En outre, si je peux chasser et attirer des proies pour toi, je suis une piètre cuisinière... tu vas clairement y perdre au change, pour le coup. »

La panthère nébuleuse ne parvint à réprimer un soupir ennuyé. Un bon coup de griffe n'aurait même pas permis de remettre en place les idées de ce goupil, tant il s'enfonçait dans un gouffre de médiocrité. Allons bon, son cerveau n'avait-il pour objet que de déformer tout ce qui entrait par ses oreilles ? Elle pensait pourtant lui avoir fait un compliment sur son charme.

« Tu as beau savoir parler, tu n'y comprends pas grand-chose, hein ? lui répondit-elle d'une voix enjôleuse, douce comme un murmure. Ce n'était pas une proposition. Simplement une constatation. Et, pour ce qu'il en est de cette histoire de cuisinière, il n'était question que de tes... talents particuliers. J'aurais peut-être dû employer le mot "fourneau"... »

Elle agita la tête, laissant entendre quelque chose qui se trouvait à mi-chemin d'un rire et d'un soupir. Il y avait peu d'autres façon de prendre le genre de réflexions que jacassait la renarde.

« Quoi qu'il en soit, tu devrais aussi apprendre à faire la différence entre être séduisante et être séductrice. Bikini ou pas, je n'ai pas non plus évoqué cette seconde option. »

Lorsque la renarde marqua une légère expression perplexe, Kyrja sut qu'elle devait, une fois de plus, s'attendre à une remarque hors de propos. Pour quelle autre raison aurait-elle pu se montrer dubitative en réponse aux explications de la longibande ? N'étais-ce pas là des mots des plus compréhensibles ? Sans doute pas, pour son esprit étriqué... Fallait-il espérer que ce ne soit que la faute d'un apprentissage encore lacunaire. Elle ne maîtrisait pas le langage articulé depuis aussi longtemps que la panthère nébuleuse, après tout.
Ce que Kyrja n'avait pas prévu, et elle aurait pourtant pu s'y attendre, c'était d'être une fois de plus gratifiée d'un de ces interminables laïus que semblaient affectionner la renarde. Oh, elle fut bien tentée de l'interrompre, sur sa propre demande ; mais elle se contenta de s'allonger et de la laisser monologuer sans même lui prêter l'oreille. A quoi bon l'écouter s'enliser dans ses idées ? Par contre, la laisser se ridiculiser jusqu'à manquer de salive, ça, c'était toujours bon à prendre.

Elle préféra songer à l'aube qui approchait. Le ciel se teintait d'un bleu plus intense, presque outremer. Et elle était toujours là, à quelques kilomètres tout au plus de là où elle avait passé sa dernière nuit. Elle ne restait jamais bien longtemps au même endroit. Pour sa propre sécurité. Mais elle n'allait pas non plus se permettre de voyager de jour, pas si près d'une ville du moins. Elle n'avait plus qu'à trouver un abri confortable où se reposer une journée de plus, avant de reprendre son chemin. Elle n'était pas pressée, de toute façon, non ? Elle n'avait rendez-vous qu'avec la Mort ; et la Mort savait où la trouver. Elle se faisait bien attendre, d'ailleurs.
Et puis, lorsque le silence revint, Kyrja fut tirée des pensées où elle vagabondait. Elle cilla pour s'éclaircir les idées et reporter son attention sur le goupil.

« Toutes mes excuses si tu as dit quelque chose d'important, je n'ai pas écouté un traître mot de ton discours. »

A la vérité, elle n'était pas désolée le moins du monde. Et derrière la franchise de son ton, il n'y avait que moquerie.

« Mais je pense en avoir saisi l'essentiel, poursuivit-elle. Et c'est bien ce que je disais ; tu n'y comprends pas grand-chose. »

La renarde répondit d'un rire à la confession de Kyrja. Un rire si franc, que cette dernière se demanda si elle avait la moindre estime propre. Si ça ne la gênait pas d'être ignorée et de passer pour une abrutie volubile, tant mieux pour elle. Mais qu'elle ne s'attende pas à être respectée, si elle ne se respectait pas elle-même. Encore moins par la longibande.

« Oh, fort bien, s'exclama la renarde, mademoiselle laisse ses oreilles à des choses plus importantes ? Pas grave, au moins nous avons pu profiter de ma voix. »

Elle avait dû en profiter toute seule. La forêt entière devait être en train de se boucher les oreilles depuis qu'elle avait commencé à ouvrir le museau.

« Et ce que je comprends, c'est que le soleil va bientôt se lever. Je doute que tu sois diurne. Tu as quelque part où passer la journée ? »

A la remarque de la rouquine, Kyrja leva les yeux au ciel. Elle n'était que ce qui l'arrangeait, pas plus diurne que nocturne. Son interlocutrice aurait mieux à faire de se préoccuper d'elle-même, plutôt que d'émettre des hypothèses, toutes plus douteuses les unes que les autres, sur la vie de la première inconnue venue. Et, d'autre part, en quoi cela serait-il ses affaires ?

« Là où tu ne seras pas. » répondit-elle.

Soudain, survint un miracle.
Aux paroles de la longibande, quelque chose traversa le regard de son interlocutrice qui, tout à fait exceptionnellement, s'agaça. Si Kyrja était une habituée de ce genre d'expressions, dont tout être normalement constitué la gratifiait après cinq secondes de conversation, cela ressemblait en cet instant à un exploit. Qui aurait cru que la demoiselle possédait dans son répertoire une telle émotion ?

« Oh, comme tu voudras, répliquait cette dernière. Juste que je connaissais quelques endroits où tu aurais pu te reposer tranquillement. Sans moi. Et sans humains, loin de la ville et des éventuels chasseurs. »

A n'en point douter, elle avait déjà fourré son museau dans chaque touffe d'herbe à des kilomètres à la ronde. Kyrja pouvait bien lui reconnaître ça ; elle connaissait les environs bien mieux que la vagabonde n'avait jamais connu les endroits que ses pattes avaient foulées. Ce qui ne lui donnait pas l'autorisation de faire la leçon à la panthère nébuleuse, qui ne se priva pas pour lui faire goûter un peu plus à son ironie acerbe.

« Il est vrai que, sans ton aide, jamais je ne serais en mesure de me débrouiller. J'oubliais qu'il me fallait le secours d'inconnus pour connaître ce dont j'ai besoin ! »

La renarde croyait-elle vraiment que Kyrja allait la laisser se mêler de ses propres affaires ? Comment un goupil qui n'avait sans doute jamais rencontré de panthère nébuleuse auparavant, et ne savait rien des habitudes de la dorée, pourrait-il la renseigner plus habilement que ses instincts et son expérience ? Elle n'était pas idiote, pas plus qu'elle n'était assez folle pour se rendre si vulnérable. Elle ne pouvait vouer la moindre confiance à la rouquine, encore moins en ce qui concernait son sommeil.

« Ne prend pas aussi de travers les paroles. Je n'ai pas dit que tu n'étais pas capable de te débrouiller toute seule. Mais quand on a un moyen simple de se mettre à l'abri, n'est-ce pas mieux de suivre la simplicité ? »

La "simplicité". Kyrja répondit à cette incongruité d'un ricanement persifleur. Non, ce qui était simple, c'était d'aller où ses pattes la porteraient. Ce qui était simple, c'était de connaître par cœur le genre de choses dont elle avait besoin, et d'être en mesure de les dénicher. Ce qui était simple, c'était d'être avec la seule personne en qui elle pouvait placer sa confiance ; elle-même. Et ne laisser personne d'autre approcher. En cela, la renarde n'avait aucune idée d'à quel point ce qu'elle prenait pour une solution simple n'était qu'un fardeau supplémentaire. Celle-ci, d'ailleurs, poursuivait sans se soucier de sa bêtise :

« Nous sommes dans une forêt proche de la ville et en saison de chasse. Sais-tu où aller pour éviter que les chiens des chasseurs humains sentent ton odeur ? »

Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire, que les chiens la sentent ? Elle n'était ni un sanglier, ni une perdrix, ni un renard. Elle n'était pas au menu, et, de toute façon, il y avait peu de chances qu'ils ne perçoivent pas son odeur alors qu'elle avait traversé la forêt. C'est fou, ça, elle devrait se balader avec un désodorisant. Même les chiens entraînés à chasser les pumas n'avaient jamais réussi à la dénicher, sans même qu'elle n'ai besoin de les ruser ou d'aller patauger dans une rivière. Et pour cause ; ils ne montaient pas aux arbres, ces imbéciles. Et ils faisaient un boucan à réveiller un macaque sous anesthésie à dix kilomètres de là. Quant à leurs maîtres, ils étaient si aveugles qu'ils ne remarqueraient même pas la panthère nébuleuse si elle se trouvait juste au-dessus de leur tête. Ils avaient déjà bien du mal à repérer les couguars, au camouflage si piètre.

« Et toi, sais-tu seulement combien de saisons de chasse j'ai traversé ? Combien de villes j'ai approché ? Crois-tu que je sois assez bête pour ne pas savoir me prémunir de ces imbécilités ? » la moqua Kyrja.

Le goupil, sans doute de guerre lasse face à une interlocutrice bien plus bornée — et plus réfléchie, à n'en point douter —, en vint à abdiquer. Avec un haussement d'épaule, il lui concéda qu'elle avait raison. Enfin une parole intelligente et sensée, dans la gueule du canidé ! La fatigue de cette longue nuit devait commencer à assoupir sa bêtise.

« D'un autre côté, reprit-il pourtant, dans un nouvel élan qui faisait craindre un retour triomphant de ladite bêtise, je n'ai jamais dit que tu n'étais pas capable de te débrouiller seule. J'ai juste proposé mon aide pour que ce soit plus rapide, cette fois. Mais fort bien, dans ce cas, je te laisse te débrouiller comme une grande féline. »

Bien, voilà donc qui était dit ; elle n'avait toujours rien saisi au pourquoi du comment. A moins qu'elle, qui n'avait jamais posé ses fesses sur une branche quelques heures plus tôt, ne sache quel type d'arbre satisfaisait la sécurité d'une panthère nébuleuse. Et, qu'en plus de pouvoir dénicher l'endroit parfait en un temps record, elle tombe raide morte l'instant d'après. Kyrja n'aurait jamais songé être en mesure de lui suggérer un bon terrier où se reposer, et pas seulement parce qu'elle trouvait stupide l'idée de lui venir en aide. De toute façon, à en croire les dires de toutou-renard, elle devait plus souvent dormir dans un petit panier moelleux que dans un terrier.

« Je me doute que tu ne penses pas la même chose, mais ce fut un plaisir de discuter avec toi. »

Kyrja coula un regard distrait vers la rouquine. Celle-ci s'était levée, et la longibande déduisit qu'elle s'apprêtait à retourner vaquer à ses occupations vulpines. Ou, plus simplement, retourner dans les pattes de son maître comme un bon petit chien domestiqué. La panthère nébuleuse se composa son plus beau sourire d'ironie :

«Comment pourrait-il en être autrement ? Je fais souvent cet effet-là. »

A vrai dire, il fut un temps où elle avait été un peu moins imbuvable — un temps qui n'était plus aujourd'hui qu'une autre vie, un vieux regret qu'elle haïssait de tout son être, et qui pourtant, de bien des façons, l'avait construite. Mais elle avait toujours été du genre à irriter n'importe quel interlocuteur à une telle vitesse qu'elle y aurait mérité des médailles. Et elle ne se privait pas pour s'en vanter. Il n'y avait que ses charmes pour permettre à quelques-uns de, plus ou moins, l'apprécier, et tolérer sa présence. Ou le fait qu'elle la leur imposait, et, là, ils n'avaient pas leur mot à dire. Il lui fallait d'ailleurs reconnaître que cette renarde était un cas à part. Dans le mauvais sens du terme, sans doute, parce qu'elle lui voyait plus de bêtise et de tendances à coller le premier venu que de résistance.