Le goupil paru quelques peu décontenancé par la réflexion de Kyrja, et s'empressa de s'enquérir sur ses habitudes de chasse. La longibande lui asséna un regard ombrageux, agacée par la curiosité déplacée de son interlocutrice. En quoi ça la regardait ? Elle lui demandait pourquoi elle ne bouffait pas un arbre, elle ?

« Oui, et il y en a d'ailleurs pas très loin. Mais à cette heure-ci, tu vas devoir les extirper de leur terrier aux griffes. »

Allons donc. La nuit était-elle si avancée, pour que les petites créatures soient abritées ? Ou les lagomorphes d'ici-bas étaient-ils plus paresseux qu'ailleurs ? Kyrja se hâta de rattraper la renarde, qui en quelques pas avait pris de l'avance. Elle verrait bien ce qu'il en était une fois arrivée.

La panthère nébuleuse suivit le goupil qui l'entraînait entre les arbres. Dans le silence de la nuit, il n'y avait que le frémissement du vent dans les feuillages pour emplir ses oreilles, si sourdes à sa propre raison. Elle ne prêtait que peu d'attention à ce qui l'entourait, dans une attitude qui marquait clairement son désintérêt pour la chasse. Elle ne voulait pas d'une proie, juste d'un adversaire. D'un exutoire autre que sa si commune mauvaise humeur.
Ce fut tout à fait par hasard qu'elle tourna les yeux à cet instant-là, et qu'ils captèrent le mouvement d'une ombre. De son vol feutré, la chouette vint se percher sur une branche à quelques mètres des deux prédatrices, peut-être inconsciente, peut-être simplement trop obnubilée par son propre repas. Kyrja avisa un arbre à bonne distance, et, sans même un mot pour en avertir la renarde, vira en sa direction. Ses sens s'étaient de nouveau éveillés et quêtaient le sang. Elle se glissa le long du tronc et gagna les branches, s'approchant avec prudence du rapace. Son regard ne quittait pas sa proie, tandis que ses pattes trouvaient aisément leur chemin contre l'écorce. Le léger tiraillement sous son coussinet disparaissait derrière sa concentration prédatrice. Et il en allait de même pour le monde entier.
Le bout de sa queue s'agita, et la branche ploya lorsque ses muscles la jetèrent vers le rapace. Son saut était bien maîtrisé ; simplement trop long. Ses crocs se heurtèrent au vide tandis que sa proie lui échappait, alertée par le bruit provenu de l'arbre voisin. Avec un choc sourd, la pitance de la rescapée atteint le sol. Kyrja bondit de nouveau, les griffes tendues vers la fuyarde. Sa patte cogna contre les plumes. En vain. Seule l'écorce lui offrit une prise tangible, et elle ne pu que regarder le rapace s'éloigner dans un ciel qu'elle ne pouvait atteindre.

Qu'importe. Une Kyrja en chasse aurait certainement été frustrée, et la première chose à sa portée aurait fait les frais de son caprice. Mais, ce soir, elle ne l'était pas. N'avait-elle pas obtenu ce qu'elle voulait, l'espace d'un bref instant où ses instincts la rappelaient à sa nature animale ? Elle s'ébroua et regagna le sol, avant de se souvenir que le rapace lui avait laissé en cadeau sa propre proie lors de sa fuite. Elle retrouva la branche où s'était tenue la chouette, et ne tarda pas à repérer sous celle-ci un écureuil auquel manquaient déjà de nombreux lambeaux de chair. Il exhalait encore les arômes chauds et métalliques du sang fraîchement répandu. Mais la faim ne daignait revenir titiller la chasseresse. Peut-être se serait-elle montrée plus gourmande, si la bête était morte de ses propres crocs ? Lorsqu'elle saisit dans sa gueule le petit corps flasque, sa seule satisfaction fut d'en sentir les os craqueter comme des feuilles à l'automne.
Elle revint sur ses pas pour retrouver la renarde, et laissa tomber le rongeur sur l'herbe.

« Fais-toi plaisir. » lâcha-t-elle en le poussant vers elle.

La rouquine ferait certainement meilleur usage qu'elle de cette viande destinée à un triste gâchis.

Kyrja fronça la babine et en chassa d'un coup de langue les dernières gouttes de sang d'écureuil. La proie qui avait été celle du rapace semblait au moins ravir un autre estomac. La panthère nébuleuse espérait, sans éprouver le moindre regret pour son geste, que la carnassière ailée trouverait ailleurs une autre pitance. La priver de la satiété n'avait jamais été dans ses plans — simplement la priver de la vie.

« Dommage, ce n'était pas loin ! Après, je ne sais pas si tu manges souvent des oiseaux, mais je trouve que les plumes, ça reste sur l'estomac, personnellement... »

Elle se détourna de la renarde et feignit de s'intéresser aux sous-bois. Cela faisait bien longtemps qu'elle n'avait plus partagé quoi que ce soit. Et c'étaient là des souvenirs qu'elle préférait garder bien enfouis dans les méandres d'une mémoire qu'elle aurait souhaité un peu plus défaillante.

« Eh bien, il suffit de ne pas les manger. » rétorqua-t-elle comme si elle s'adressait à la dernière des abruties.

Si ce goupil était trop malhabile, trop idiot ou trop vorace pour éviter d'ingérer ce qui était indigeste, qu'il ne vienne pas se plaindre après. Kyrja avait depuis longtemps appris à ne pas faire la fine bouche, et ce n'étaient pas quelques plumes à ôter qui l'empêcheraient de se remplir l'estomac.
Lorsque la renarde proposa de retourner en quête de gibier, la longibande lui glissa un regard. Elle sentait de nouveau le léger tiraillement sous son coussinet. Un signe que ses ruminations quittaient son esprit et lui laissaient de nouveau le contrôle de ses nerfs. Au sens propre comme au figuré. S'activer était toujours le meilleur moyen de se ressaisir. Devait-elle continuer avec la renarde, alors que son appétit lui faisait défaut ? Elle abhorrait le gaspillage. Et manger à en avoir mal à la panse n'était pas moins désagréable. La raison lui soufflait qu'il était temps de retourner à son solitaire chemin. Enfin, peut-être n'étais-ce pas tout à fait la raison. Mais c'est ce qui lui paraissait le plus logique. Qu'aurait-elle à gagner à traîner encore avec ce canidé attardé ?
Peut-être la rouquine serait-elle suffisamment affamée pour lui servir de poubelle anti-gaspillage une nouvelle fois, si elle attrapait une proie ?
Elle avait du chemin à faire avant l'aube. Elle avait déjà été repérée aujourd'hui. Et même si elle doutait que ce crétin sur lequel elle était tombée aille crier sa présence sur tous les toits, elle n'aimait pas l'idée de s'attarder là.
Mais l'aube était encore loin. Elle pouvait bien s'amuser encore un peu, non ? Ça faisait si longtemps qu'elle n'avait eu de réel interlocuteur.
Se foutre de la gueule de quelqu'un autrement qu'en silencieux. Evidemment.

Kyrja dévisagea un bref instant la renarde, l'imaginant égorger un chat imprudent ou un chien en vadrouille. Cela semblait bien improbable. Ce n'était sans doute pas cela qu'elle entendait par "prendre de la nourriture aux humains". S'attaquer à leurs volailles ? Encore semblait-elle trop docile et éduquée pour faire cela. Et les fenêtres étaient closes, par une telle nuit ; il n'était pas des plus évidents de s'introduire dans un de leurs foyers et y jeter la discorde en chipant le dernier bout de saucisson. Chose très humaine, que de faire une terrible tragédie de la disparition nocturne d'un reste de barbaque enrubanné dans un boyau. Il y avait bien les chatières, mais elles étaient le signe qu'un petit jappeur allait immanquablement avertir toute la maisonnée de l'intrusion. Et puis, Kyrja se méfiait des caméras. Là où elle avait grandi, les fenêtres étaient toujours ouvertes, et peu de gens avaient de quoi se payer ce genre de jouets. Mais ça ne lui donnait pas plus envie de retourner là-bas.
La longibande eut un demi-sourire et agita la queue.

« Oh, ce ne sera pas la peine. Maintenant que tu t'es engraissée, tu feras bien assez l'affaire. »

Il revint à l'esprit de Kyrja que la renarde appartenait à une autre espèce, une ébauche moins perfectionnée que la sienne. L'évolution ne les avait pas dotés des mêmes capacités. La gueule des canidés était ainsi faite qu'ils ne pouvaient faire correctement ce qui n'était pour elle qu'une banalité. Et ses talents de chasse limités à des domaines bien restreints l'empêchaient même de faire un repas d'une créature volante, probablement. A moins de ne la dénicher déjà morte ou incapable de s'enfuir. L'évolution n'était pas juste avec tout le monde ; elle était bien heureuse que sa propre espèce soit de celles capables de s'adapter et de passer outre ses propres spécialisations.

Le goupil fut visiblement sensible à ses moqueries, et afficha un air préoccupé tout en enclenchant l'interrupteur pour éclairer la moitié de la forêt.

« Tu as déjà oublié ça ? Si tu essaies, tu vas te cramer la gueule. Et c'est moi qui aurait droit à de la viande de gros chat grillé ! » argua la renarde.

Le rire de Kyrja agita ses moustaches. Elle s'avança, pour le simple plaisir de faire savoir à l'autre que son recul n'était pas passé inaperçu. Elle avait beau sentir la chaleur se glisser dans son poil jusqu'à sa peau, elle ne craignait pas le feu. D'autant plus qu'elle doutait que la rouquine lance les hostilités.

« J'en avais déjà rencontré qui s'enflammaient vite, mais jamais si littéralement. » se moqua-t-elle.

Au moins, elle devait avoir quelques utilités en hiver. Peut-être étais-ce la raison pour laquelle son maître la gardait dans ses pattes ? C'était toujours cool, du chauffage gratuit. Avec l'option lumière pour quand tu perds quelque chose au beau milieu de la nuit et que l'interrupteur est décidément trop loin. Et puis, même quand ça ne pouvait plus être employé comme feu de cheminée pour cause de mort subite, ça pouvait toujours être efficace en tant que manteau.

« Le renard a vraiment un goût atroce. » la rassura-t-elle aussitôt, fronçant le museau de dégoût.

« Au moins, mauvais ou pas, les renards ont du goût, contrairement à tes plaisanterie. Eh eh ! » répliqua celle qui en riait l'instant d'avant.

Kyrja songea que la fadeur était une bénédiction à côté de l'horrible goût de la viande de renard. De toute façon, elle ne s’encombrait pas du jugement des autres ; ce qu'elle trouvait drôle l'était, point. Et elle avait trouvé particulièrement amusant la façon qu'avait eu son interlocutrice de paniquer.
Elle avait beau s'en moquer, elle ne pouvait nier que la rouquine avait eu une réaction des plus avisées. Il aurait fallu être fou pour faire confiance à Kyrja.

Qui sait, peut-être ses arômes auraient-ils été différents ? Elle n'était pas tout à fait un renard, après tout. D'ailleurs, elle n'en avait pas vraiment la puanteur. La longibande n'avait jamais eu l'occasion de croiser un goupil domestiqué auparavant, et s'expliquait donc les divergences d'odeurs par cette différence-là. Mais il n'était pas impossible qu'il y ai d'autres raisons là-dessous.

« A moins que ton but était juste de profiter d'un peu de chaleur de kitsune ? Dans ce cas, tu pouvais juste me le demander, je me serais allumée pour toi. »

A son tour, Kyrja s'amusa de ses paroles. Elle expira un léger ronronnement qui sonnait comme un rire. Si son intention avait été de faire jouer les lampadaires forestiers à la renarde, elle s'y serait sans doute prise autrement.

« Pour moi ? J'ignorais que je te faisais tant d'effet. » folâtra-t-elle en lui adressant un sourire malicieux.

L'allumette s'esclaffa, en bon public. Elle avait une drôle de capacité à voguer entre les états, à passer de la méfiance angoissée au rire détendu en un temps déconcertant.

« Te fais pas trop d'idées, ma belle. Mon cœur flamboie déjà pour un chien-loup qui vit dans une meute de cette forêt. Et puis, je préfère les canidés. Désolée ! »

Grand bien lui fasse, si elle s'était entichée d'un bestiau probablement deux fois plus gros qu'elle. A moins que par "chien-loup", elle n'entende un hybride croisé de teckel. Il restait à lui souhaiter que l'animal soit lui aussi doué d'une forme de raisonnement, histoire qu'elle ne finisse pas en amuse-gueule pour son bien-aimé. Si tant est qu'il existe réellement.

« Bon, finalement, est-ce que tu as faim ou pas ? Parce que le territoire où l'on peut chasser des lapins est tout près. Ou alors, encore une fois, je peux t'aider à avoir de la nourriture humaine... »

Kyrja haussa un sourcil à la mention de la "nourriture humaine". La croyait-elle incapable de chasser ? La chair palpitante et encore chaude d'une proie mise à mort était bien plus savoureuse que toutes les choses insipides que l'on pouvait voler à ces bêtes-là.

« Disons que je n'ai plus très grand appétit, j'ai déjà mangé aujourd'hui. »

Elle se moquait bien de passer pour lunatique. Elle n'avait d'ailleurs jamais prétendu avoir faim, ou même vouloir chasser. Elle ne pu s'empêcher de se moquer encore un peu de la rouquine.

« Navrée si mon repas était l'objet de tes amours, d'ailleurs. » s'excusa-t-elle de son ton le plus sincère.

La moquerie fut accueillie avec force d'angoisse. Le visage de la renarde se décomposa en un absurde mélange d'appréhension et d'espoir, accompagné d'un glapissement sorti tout droit de ses entrailles.
Comment avait-elle pu survivre jusqu'ici avec autant de naïveté ?

« Rassure-moi : il avait combien de pattes ? »

Kyrja se demanda si la question était sérieuse. Son interlocutrice n'avait pas tant l'air de plaisanter — elle semblait plutôt au bord de la crise cardiaque. Ah, la stupidité des autres ne cessait d'étonner la félidée. C'était peut-être là la seule chose que la rouquine avait songé à articuler, au mépris de toute cohérence et de toute logique.

« Hum... Au moins huit. Peut-être neuf. Oui, c'est ça, un nombre impair, il en avait une sur la tête. » fit-elle mine de réfléchir, dans le plus grand sérieux.

Elle haussa les épaules et continua :

« A moins qu'ils n'aient été plusieurs. Je n'ai pas vraiment fait attention, j'avais faim. »

La renarde avait bien de la chance que Kyrja ne soit que de passage. La bête cruelle et vicieuse qu'elle était n'aurait pas manqué de se jouer de la stupide confiance que lui offrait gracieusement la rouquine. C'était une proie si facile. Le genre qui pouvait aisément égayer un mauvais jour. Sa mère — ou son bon sens — ne lui avait donc jamais appris à se taire face aux inconnus ? A dissimuler ses faiblesses, ses pensées, tout ? Le regard ambré qui la scrutait suintait de cette avidité réflexe ; celle qui voulait connaître, savoir, se délecter. Apprendre pour griffer la corde sensible. Non pour la toucher, mais pour la rompre. L'anéantir. Un jeu comme un autre, un jeu si innocent pour son âme égoïste.

« Qu'il en ait quatre, neuf ou cent, ça m'est bien égal, ça veut dire que ce n'est pas Lorizol. Le chien-loup en question a trois pattes, vois-tu. Il en a perdue une parce qu'il était forcé par les humains à se battre contre d'autres chiens, avant de s'enfuir. »

Les environs devaient être bien sécuritaires, si un chien pouvait y survivre à l'état sauvage. Plus encore s'il était infirme, et même né captif. Il était inconcevable pour Kyrja qu'un tel animal puisse subsister de lui-même. Les chiens n'étaient que des produits créés par les humains pour les assister. Ils avaient perdu le long du chemin ce que la nature leur avait offert pour l'affronter. Ils étaient devenus mous, faibles, dépendants. Un chien loin des choses humaines, c'était une mort en attente de chargement. Et puis, dans l'hypothèse où il fut lui aussi un animal parlant, ou même différent des autres, il ne devait pas être très malin. Dans la nature, les ennemis étaient bien plus redoutables que de stupides toutous qui ne savaient que mordre.

« C'est bon à savoir. Je saurais où trouver un repas facile, la prochaine fois. » »

« Tu peux essayer, mais Lorizol est un chien qui a été entraîné à tuer dès sa naissance. Pas certaine que tu réussisses, et que tu n'y laisses pas quelques poils. »

Le goupil rigolait avec légèreté, visiblement peu au courant de la différence qu'il pouvait y avoir entre tuer un chien et survivre à la liberté. Pour un renard, il n'était pas bien rusé. Fallait-il en attendre plus d'un animal domestiqué ? Kyrja se demandait depuis combien de temps la rouquine n'avait-elle pas vu son cher et tendre ; il était sans doute en train de pourrir quelque part. Peut-être aurait-il eu quelques chances, s'il avait été un chien de travail, de certaines races employées à la chasse. Encore aurait-il eut à affronter d'autres périls que la faim.
La renarde n'avait-elle pas mentionné une meute, quelques instants plus tôt ? Cela revint à l'esprit de la longibande, qui, plutôt que de considérer un léger accroissement dans les maigres chances de survie de l'animal, fut quelque peu incrédule quant à un tel scénario. Une meute s'accoquinant d'un étranger ? D'un poids, qui aurait passé sa vie à survivre aux humains et à leurs fantaisies, sans jamais avoir à tuer d'autres proies que les chiens éduqués comme lui ? Sans jamais avoir à affronter les froids et la soif, et les combats ritualisés qui régissaient le véritable monde, et tout ces dangers qui avaient tant de fois frôlé Kyrja ? Quel genre d'animaux pouvait bien composer les rangs de cette meute ?

« Entraîné par des humains. Pour se battre selon leurs règles. Ne crois pas que c'est un obstacle pour moi, je ne suis pas un chien. » se moqua-t-elle.

Elle n'était peut-être pas aussi grosse qu'un puma, mais elle se battait aussi bien que ceux-là. Et puis, elle était plus rusée. Comment un simple chien pourrait-il la vaincre ? Ces bêtes-là se battaient mal, et n'avaient que leurs crocs pour blesser. Ils étaient lents, patauds, et ne savaient même pas grimper aux arbres.

« Tu dois avoir raison. » admit le goupil.

Kyrja haussa un sourcil, se questionnant sur la pensée de la rouquine. Tentait-elle un trait d'ironie ? Ou comprenait-elle réellement la bêtise de ses propos ?

« Je n'y connais pas grand chose en combats, de toute façon, et comme je suis une renarde, je ne me bats pas. » continua-t-elle.

Drôle de créature, vraiment. Affirmait-elle souvent ses suppositions sans même être coutumière de leur sujet ? Et elle l'admettait, si naturellement. Tous les non-sens dans les manières de cette renarde égaraient Kyrja. Elle avait appris tant de choses de son errance, et peu d'entre elles suscitaient une telle incompréhension. Elle en venait même à se demander si son interlocutrice avait quoi que ce soit à voir avec un vrai renard. N'avait-elle pas des crocs pour une raison ?

« Mais ne sous-estime pas tes adversaires quand-même. De ce que je sais, il n'y a pas de règles, dans les combats de chien, c'est à celui qui mord le plus fort et tue en premier. Et pour avoir survécu aussi longtemps, j'en déduis que Lorizol mord très fort. Et qu'il tue très vite. »

La longibande la toisa, comme elle aurait pu toiser un enfant naïf. Avec son sourire narquois figé sur le coin de la lèvre, vestige d'un rire muet. Cette renarde n'en savait pas beaucoup, et elle en déduisait mal. A croire que l'élu de son cœur n'avait guère cherché à l'éduquer sur le sujet. Avait-il même réellement été un de ces chiens, ou n'étais-ce qu'une extrapolation supplémentaire ? Il était plus probable qu'il n'ai été qu'un chien-appât, ou même n'aie jamais approché une arène. Depuis les villes gangrenées du Sud, et partout où ses pattes l'avaient portées, les fantaisies des humains s'étalaient sur la plus large des palettes de l'horreur. Mais il en restait toujours des constantes ; et tout ce qu'elle avait vu de lupoïde avait la gueule muselée et n'était là que pour servir de gibier aux molosses de combat. Kyrja n'était pas de celles à spéculer, et, comme toute personne qui en sait peu, croyait en savoir beaucoup. Elle ne se fiait qu'à sa lourde expérience qui était pour elle l'unique vérité.

« Si je sous-estimais mes adversaires, je ne serais plus en vie aujourd'hui. » répondit-elle.

Elle considéra un bref instant la renarde, hésitant un peu à briser ses illusions. Mais ce genre de choses ne l'avait jamais empêchée d'être vicieuse, et ce n'était pas à ce jour que des changements étaient programmés.

« J'avais cru comprendre que tu connaissais les bassesses des humains. Crois-tu qu'ils se divertiraient d'une mort rapide ? Leurs chiens, ils les sélectionnent depuis des siècles pour leur amputer l'instinct du loup. »

« Tiens, tu as l'air d'en savoir beaucoup. Tu peux m'en dire plus ? »

La panthère nébuleuse considéra son interlocutrice, sans dissimuler une once de son dédain. A quoi bon jouer la fausse modestie alors qu'elle se savait bien supérieure à cette petite renarde, assise sagement comme une élève attendant qu'on lui fasse la leçon ? Et elle se moquait bien de passer pour prétentieuse. Elle l'était bel et bien, après tout.

« Ça pourrait me permettre de comprendre un peu mieux Lorizol... »

En voilà une qui avait besoin de l'aide extérieure d'une inconnue pour appréhender son amant. Elle prenait Kyrja pour une agence matrimoniale ? Elle ne ressemblait pourtant pas à un petit Cupidon au cul nu voletant avec son arc, non ? Et puis, si elle était à l'origine une chienne elle-même, comme elle le lui avait expliqué, il y avait de fortes chances qu'elle soit mieux placée pour une étude de comportement canin que la première panthère nébuleuse venue...
Dans son infinie magnanimité, Kyrja consentit à éclairer la lanterne du canidé. Après tout, ça ne lui coûtait pas grand chose de partager son savoir sur la question.

« Ton chien, il ne fait pas partie de ceux-là. Des chiens de combat dont je te parle, les vrais. Alors je doute que ça te soit très utile pour son cas. » répondit-elle en s'asseyant.

Le bout de sa queue tressaillit lorsqu'elle appuya malencontreusement son coussinet endoloris contre quelque chose de dur, qui n'était pas le sol. Elle rabattit sa patte près de son ventre pour toiser l'importun caillou de son mépris.

« Si tu veux savoir, continua-t-elle en le chassant d'un coup de griffes, ils ont créé des races pour ça. A peu près tout ce qui a "bull" dans son nom, et ce qui est gros et qui bave. »

« Pourtant, il a bien fait partie de combats de chiens, ça j'en suis certaine, affirma la renarde. J'ai été à l'endroit où il a vécu cela en suivant son odeur pour en savoir plus sur lui, et ce qui j'y ai vu... »

Elle marqua une courte pause, le regard voilé de ce que Kyrja comprit être de désagréables souvenirs. Il faut dire que le genre de spectacles auxquels se livraient ces imbéciles ne devait satisfaire que leurs propres yeux et orgueils. Elle-même, pourtant peu familière avec la pitié et se divertissant aisément de quelques malheurs, ne voyait là qu'une preuve supplémentaire de la cruelle stupidité de cette espèce simiesque. Mais une preuve lucrative pour un estomac vide, sans même avoir à s'approcher des villes ou à chasser, pour peu que l'on se donne la peine d'attendre la fin de leurs affaires.

« Disons, sans entrer dans les détails, que je suis presque heureuse d'avoir vécu ce que moi j'ai vécu, par rapport à lui. »

Kyrja imagina malicieusement le goupil balancé face à un chien, en train d'enflammer tous les environs en essayant de s'enfuir, sous les exclamations de ces crétins d'humains. Ça, ce serait un spectacle qui vaudrait le coup d’œil, pour sûr.

« Peut-être est-ce une nouvelle version de combats de chiens ou d'animaux en général que tu ne connais pas. J'ai cru voir un chacal, parmi eux. Les humains ont cette sale habitude d'aimer aller toujours plus loin dans l'horreur. »

La longibande avait bien peine à croire ce que déblatérait l'autre. A vrai dire, elle ne s'efforçait même pas d'essayer. Comment cette petite citadine nourrie aux croquettes pourrait-elle connaître quoi que ce soit ? Elle n'avait visiblement pas la moindre idée de l'universalité des instincts de survie, malgré qu'elle semblât les posséder. Avait-elle seulement conscience de ce qu'elle tenait de sa nature animale ? En tout cas, ceux qui lui avaient donné la parole ne lui avaient pas donné la réflexion qui va avec.

« Tu ne veux toujours pas quelque chose pour calmer la douleur de ta patte et la désinfecter ? »

Non, vraiment, ils avaient oublié la réflexion.
Kyrja feula pour toute réponse. Elle n'était pas du genre à adorer se répéter, et, de toute façon, ce goupil semblait trop stupide pour comprendre le message. Même un coup de griffe dans son joli museau aurait certainement été vain ; pourtant, il risquait fort d'advenir si elle persistait. Et elle proposerait tout aussi certainement un de ses pansements licornes pour la patte de Kyrja lorsqu'elle s'en collerait un sur la truffe.

« Tu ferais mieux d'aller proposer ton aide aux copains de ton Lorizol. Avec un peu de chance, ils te feront comprendre la notion de chiens de combat et d'appâts. »

« Oh, ne t'en fais pas, je la connais déjà très bien, cette notion. »

Kyrja leva un sourcil pour afficher son scepticisme des plus ostentatoires. De ce genre dont elle était coutumière, et qui dans une moquerie à peine plus dissimulée, hurlait ce "vraiment ?" aussi rhétorique que peu convaincu.
Ses traits avaient l'habitude de se tordre en telle ou telle moue au gré de ses sarcasmes, pourtant, elle n'avait jamais su jusqu'à ce jour combien ses sourcils pouvaient faire preuve d'agilité.

« Contrairement à ce que tu sembles croire, je suis bavarde, certes, surement trop ouverte contrairement à ce qu'un animal comme moi devrait être, et un peu ignorante sur certaines choses à cause de ma croissance particulière, mais je ne suis pas stupide... »

Le léger sourire en coin qui était venu s'engluer contre les babines de la longibande soulignait toute l'évidence convenue de son discours. Pourtant, lorsque son interlocutrice ponctua son discours d'une affirmation bien moins évidente, un second sourcil vint se joindre au premier, quelque part dans les hauteurs du front de Kyrja. "Vraiment ?".
Et tout autant qu'elle découvrait la souplesse de son front, elle découvrait celle des omoplates de la renarde. Il faut dire qu'elle avait rarement vu canidé hausser si fréquemment les épaules. Peut-être du fait que les canidés n'avaient habituellement pas les connexions neuronales liées à ce genre de mimiques — et que, de toute façon, elle n'avait jamais entrepris une conversation avec l'un d'eux.

« Et je ne compte pas aller à la rencontre de ces animaux-là qui vont, justement, refuser mon aide à coups de crocs, contrairement à toi. »

N'ayant pas de troisième sourcil à soulever, Kyrja agita les moustaches. Avec toute la malice et la malveillance moqueuse que l'on peut placer dans un tel geste, cela va de soi. La petite renarde n'avait-elle donc pas cerné l'allusion dans ses paroles ? Et, effectivement, elle n'avait pas la moindre intention de se servir de ses crocs. Ses papilles gustatives étaient trop sensibles pour assumer l'outrage d'un tel contact. Pour les griffes, par contre, rien n'était moins sûr.

« En fait, si j'ai pu me rapprocher de Lorizol, c'est simplement parce que ce dernier n'était plus prisonnier et assez calme au moment de notre rencontre pour ne pas se jeter immédiatement sur moi, même si il a été méfiant. J'imagine que dans le milieu des combats, il en aurait été autrement. »

Quel dommage... ironisa silencieusement la panthère nébuleuse. Le monde n'aurait sans doute pas trop perdu. Et elle ne croyait toujours pas un mot de ce que lui disait le goupil. Ou, plutôt, de l'interprétation qu'il faisait de ses expériences. Pour ce qu'il en était de sa bonne foi, elle gardait ses réserves. Il était d'une telle stupidité qu'il se pouvait bien que ses dires soient la vérité. D'un autre côté, Kyrja restait Kyrja ; ça ne rimait pas avec méfiance, mais c'était tout comme.

« Mais fort bien. J'aurais essayé, au moins. Du coup, fais un peu plus attention aux cailloux. »

La félidée gonfla sa gorge d'un grognement peu engageant. Découvrant ses longs crocs d'un froncement du museau, elle fit face à l'indésirable la queue battante.

« Et toi, fais attention à ne pas m'importuner. » menaça-t-elle.