« Associés ? répéta moqueusement le goupil. Encore une preuve que tu n'en es pas une, c'est ton ignorance... Comme quoi, personne ne peut être totalement parfait, finalement, n'est-ce pas ? Mais ce n'est pas grave, tu l'es presque. Les médecins de l'horreur sont des créateurs à la Frankenstein. »

Kyrja pencha la tête. Quoi, ils cherchaient à comprendre l'essence de la vie à coups d'assemblages de cadavres avant de juger que leurs créations sont trop laides et de s'enfuir à toutes jambes ? Pas tout à fait le genre de choses que la longibande associerait à la perfection. Même si, d'une certaine façon, il y avait quelque chose d'infiniment parfait dans le simple fait que de petits atomes virevoltants en soient un jour venus à créer la vie.

« Ils ne partagent pas le pouvoir avec les créatures, poursuivait la rouquine, ils les dominent. Ils t'auraient considéré autant comme leur égale que tu considères une souris comme ton égal. »

Si cette renarde avait quelques griefs contre les souris, ce n'était pas le cas de Kyrja, qui laissa échapper un petit rire. Elle était bien plus l'égale de n'importe quel petit animal naturel que de ce stupide feu de camp ambulant.

« Pas très malin, pour un parfait félin. Je suis déjà tombée de cette hauteur et je m'en suis sortie. Je n'aurais qu'à recommencer. Le feu kitsune est un feu magique, je peux le rendre plus dévastateur, cet arbre n'y résistera pas longtemps. Et me prendre un arbre en feu ? Ma fourrure est de feu ! Il ne me fera pas le moindre mal. »

Kyrja enfonça ses griffes dans l'écorce épaisse en l'imaginant brûler. Il faudrait un feu sacrément destructeur, pour en venir à bout.

« Mais je ne suis pas une "créature" comme les autres. Et j'ai... certaines capacités de persuasion. » répliqua mielleusement Kyrja.

Elle frissonna en songeant qu'elle était, en effet, un peu différente de ce que pensait la renarde. Et très différente de ce qu'elle aurait voulu être. Mais elle se reprit tout aussi vite, chassant l'éclat d'amertume de son regard derrière un sourire moqueur.

« Si tu te foules la patte, je rigolerais bien. Et j'ignorais que quelques flammes empêchaient un arbre de peser plusieurs tonnes et d'écraser la petite bestiole de dix kilos. »

Le goupil partit d'un rire léger.

« Non, en effet, je l'admets, je ne survivrais pas à une chute de cet arbre sur le museau. Même si je doute également de ne pas être capable de l'esquiver. Il est immense. Il prendra quelques secondes à tomber. »

Ah, la logique implacable des abrutis. Kyrja leva les yeux au ciel, avec tout le sarcasme que sa langue connaissait dans ce simple geste. Pourquoi donc s'acharner à détromper plus idiot que soi ? Elle était tenace, la longibande, mais elle commençait à sentir des failles à sa persévérance. Peut-être que le fait d'être un lampadaire magique faussait-il la perception des notions de physique les plus élémentaires.

« Quant au fait de rire si je me foule la patte... Je rirais pour toi, vu que je pense que tu hurleras plutôt de douleur en brûlant vive. »

Kyrja était loin de craindre le feu, et encore moins un renard illuminé. Mais ce dernier ne semblait pas s'en rendre compte, ni user de son cerveau pour s'apercevoir que l'agile panthère nébuleuse était en mesure de quitter son perchoir et de s'éclipser bien avant un canidé coincé sur une branche. Hurler de douleur, ce n'était pas son truc.

« Quand tu parles de "capacités de persuasion", ajoutait la rouquine, tu veux dire que tu as quelques pouvoirs que je n'ai pas encore vus ? Ou juste de ta belle façon de parler ? »

La panthérinée eut un fugace sourire. Evidemment, qu'elle ne commettait pas la même faute que son interlocutrice en jetant cartes sur table dès les premiers instants. Il n'y avait personne qui puisse se vanter de résoudre chacune de ses énigmes ; pas même elle.

« Je ne ferais pas honneur à ma nature si je te révélais mes secrets. »

« Tu éveilles encore plus mon intérêt, du coup, lança la renarde, une expression de curiosité sur le museau. Tu ne veux pas me donner une petite démonstration de l'un de tes fameux pouvoirs cachés ? Sans tout me révéler, bien sûr. Juste un, que je vois de quoi tu es réellement capable. »

Kyrja sentit un rire enfler dans sa gorge et s'échapper dans l'air nocturne. C'était quelque chose qu'elle appréciait, rire. Un son, une vibration quasi mélodieuse, où se dissimulaient les notes d'un simili-ronronnement. Ça lui rappelait que, qu'importe le langage dont elle usait, elle restait un félin. Mais dans ses errances, là où seuls ses démons pouvaient la suivre, là où les fantômes la pourchassaient jusque derrière ses paupières closes, il n'y avait guère de choses dont se moquer. Et encore moins de raisons de rire. Oh, pourtant, elle était joueuse, la longibande ! Fort maligne, et âprement cruelle. Elle était de ceux qui se rient de tout, qui provoquent leur chance, qui craquent les allumettes. Mais ses cauchemars, ça, elle n'avait jamais appris à en sourire. Elle avait seulement appris à les taire, à creuser la tombe la plus profonde pour les y enterrer vifs, pour les sentir pourrir et se débattre dans son cœur battant, et ils la hantaient, chaque fois qu'ils revenaient à la vie, à chaque souffle. Peut-être que l'oubli était ce qu'ils devenaient, une fois que leur silhouette s'était estompée ? Peut-être que ce vide poisseux où rôdaient des monstres indicibles, cette brume qu'aucune lumière ne pouvait pénétrer, ce frisson de malaise qui la rongeait, peut-être n'étais-ce que le Styx dont elle avait assassiné le Passeur ?

« En voilà, une bonne blague ! se gaussa Kyrja. Et tu voudras la liste de mes mots de passe et mes coordonnées bancaires, tant que tu y es ? »

Elle secoua la tête et croisa les pattes, taisant son rire dans son habituel sourire moqueur. Elle ne comptait pas jouer les bêtes de foire, et encore moins révéler quoi que ce soit à la première venue.

« Si tu étais un peu plus maline, tu n'aurais pas besoin de plus pour juger de ma capacité à faire prendre l'air à tes tripes. Et je crois bien que c'est tout ce que tu as à savoir. »

« Non, ça, ce ne sera pas nécessaire, déclina la renarde. Je n'ai aucun besoin d'argent, que ce soit réel ou virtuel, pour vivre, étant donné que je ne possède que ma forme animale. Mais merci de la proposition, tu es gentille. »

"Gentille". C'était un adjectif que l'on avait du mal à accorder à Kyrja, au point qu'elle en aurait presque conçu une insulte. C'en était dégradant.

« Oh, mais dis-moi... poursuivit la rouquine. Est-ce que tu possèdes vraiment ce genre de chose ? Est-ce un indice pour me dire que tu es capable de prendre forme humaine ? Ou tu l'as juste laissé échappé ? »

Kyrja tiqua. La simple mention de la possibilité qu'elle ai pu être humaine fit se dresser son poil et se retrousser son museau.

« Bien sûr que non ! » feula-t-elle avec une agressivité offensée.

Elle se moquait bien que la renarde perce à jour sa haine des humains. Elle en avait de toute façon déjà eu un aperçu depuis les débuts de leur rencontre, et elle était loin de pouvoir en saisir l'ampleur. Si la spontanéité de Kyrja n'avait jamais tourné la page de l'existence passée à laquelle songer lui faisait horreur, et que sa bouche laissait échapper des mots qui ne faisaient plus sens, c'était là tout ce qu'elle en supportait.
Elle souffla, comme si cette marque de mécontentement pouvait du même fait chasser l'agressivité de son corps. Un jour, peut-être, saurait-elle gérer ses coups de sang et ses réactions imprévisibles. Mais pour le moment, ils étaient ce qui la maintenaient en vie.

« Comme tu voudras, lâcha le goupil. Etant donné ma défense, j'en déduis que tu n'as aucune possibilité d'atteindre mes tripes en l'état actuel, sauf si tu as une fourrure ininflammable. Mais je peux me tromper. »

Et c'était elle, Kyrja, que l'on accusait d'accorder une trop grande importance à ses qualités ! Mais, au moins, elle en avait, des qualités ; et elle n'avait pas besoin de prendre feu ou d'invoquer la pluie pour savoir user de ses crocs et de l'effet de surprise. La renarde, elle, ne savait que bavarder et se croire intouchable à cause de ridicules petites flammèches. Oh, il est vrai que la plupart des animaux sauvages craignent le feu. Mais Kyrja n'était pas de ceux-là. Kyrja, elle était plus.

« Au moins, j'aurais réussi à te faire rire, toi, la grande féline trop sérieuse.
— Trop sérieuse ? Moi ? Je crains que tu ne me confondes avec une autre. »

La longibande se rassit, avec ses yeux brûlants braqués sur la rouquine. Si elle avait jamais été sérieuse, cela se serait su. Et elle aurait trouvé le temps bien long.

« J'aurais pensé que tu achetais toi-même ton panier et ton nonos. »

La rouquine ne s'attendait vraisemblablement pas à la réaction disproportionnellement agressive de Kyrja. Personne n'aurait pu l'imaginer, d'ailleurs, à part peut-être la principale intéressée.

« Désolée, s'excusa le goupil, je ne pensais que le fait d'imaginer que tu puisses prendre forme humaine te mettrait à ce point hors de toi. »

La longibande émit un léger grondement. Pas un grognement agressif, mais de mépris envers cette bête qui avait l'audace de l'insulter en la comparant avec les êtres qu'elle haïssait le plus. Et qui ne semblait pas saisir la portée de ses insinuations, ou même y voir le moindre mal. Comme si la réaction de la félidée n'était qu'un caprice, une colère qui la dépassait comme celle d'un enfant. Kyrja n'était pas hors d'elle. Elle savait rester maîtresse d'elle-même, elle savait contenir le cœur de sa rage imprévisible. Dans le cas contraire, elle n'en doutait pas, ce genre d'offenses n'aurait pas laissé son interlocutrice indemne.

La rouquine, elle, n'était pas du genre à trop s'offenser des piques de Kyrja. Elle demeura impassible à la mention de sa domesticité ridicule, se contentant de répondre le plus sérieusement du monde qu'elle avait changé de critères de confort en même temps que de forme. Aux yeux de la longibande, elle n'en était pas moins un chien-chien docile fourré dans les pattes des humains.

« Que t'ont fait les humains pour que tu les haïsses à ce point, dis-moi ? »

L'indiscrétion impolie de la rouquine n'allait pas tarder à lui causer préjudice, si elle s'obstinait. Peut-être pas avec Kyrja, peut-être pas ce jour-là, mais cela finirait pas advenir. La longibande sentait un frisson d'horreur glisser entre ses tripes, faisant se dresser le poil le long de son échine avant même que sa conscience ne dérive vers ce qui aurait pu être la réponse à la question de la renarde. Elle détourna le regard vers les griffes qui entamaient l'écorce sous ses pattes.

« Ils t'ont permis de parler, grogna-t-elle en feignant la plus haute exaspération. C'est une raison suffisante pour que le monde entier veuille leur mort. »

Leur simple pensée était une insulte à la félidée. Leur faiblesse lui donnait la nausée, leur fragilité l'écœurait. Et derrière son sarcasme, son expression impassible et son regard brûlant, elle refusait de perdre le combat contre les images qui tentaient de se frayer un chemin à travers elle, elle luttait comme une damnée pour les chasser loin d'elle avant qu'elles ne l'atteignent. Elle n'allait pas flancher, pas en cet instant, pas devant un stupide chien-renard. Elle allait repousser ses cauchemars dans les chaînes où elle les emprisonnait, et qu'ils brisaient chaque nuit pour déferler en hurlant.

La renarde accueillit la remarque de Kyrja avec un rire jaune.

« Je vois que le fait que tu sois en colère ne t'a pas fait perdre ta spiritualité. Très amusant. » ironisa-t-elle.

La longibande sentait la résistance de l'écorce sous ses griffes. Elle cédait, quelque part entre une pression douce et un craquèlement brut. Elle la voyait, juste là, à une poignée de centimètres. Elle voyait les sillons qui y couraient comme des rivières asséchées que la mousse emplissait peu à peu. Elle voyait le nacre de ses griffes s'y enfoncer lentement, attiré vers un cœur alimenté de sève. Mais il y avait comme un brouillard. Un linceul transparent qui lui retournait l'estomac. Il y avait un grondement, loin là-bas dans la forêt baignée de nuit, qui l'appelait. Qui hurlait à ses oreilles des mots qu'elle ne voulait pas entendre. Qui tentait de la leurrer, de l'attirer vers l'abîme. Il y avait un Enfer qui se frayait un chemin à travers ses os et, entre elle et lui, seulement cette pensée tournoyante. Tout ça n'était plus. Tout ça était derrière elle. Tout ça, c'était mort avec celle qu'elle avait été.
Elle l'avait déjà combattu, cet Enfer. Souvent. Elle l'avait vaincu, parfois. Elle le vaincrait encore. Elle avait trouvé dans les profondeurs des forêts, dans l'isolement qu'elle chérissait tant, un refuge. Un peu bancal, certes, mais avec le temps qui passait, avec les kilomètres qu'elle laissait derrière elle, elle voyait les brumes se dissiper. Elle pouvait tenir à l'écart ses démons, là où rien ne venait les éveiller. Fut un temps où pas une nuit ne passait sans lui interdire le repos. Où chaque mouvement la replongeait dans les ténèbres. C'était révolu, à présent. Elle n'était pas plus attachée à sa vie qu'avant, mais, au moins, des jours entiers, même des semaines pouvaient s'écouler sans qu'elle ne sente à nouveau les mains glacées de ses souvenirs. Un jour, peut-être, son fardeau disparaîtrait. Et elle avec.

En attendant, elle ne pouvait que se raccrocher à l'idée que tout ça n'était qu'un mauvais rêve.

« Mais tu sais, reprenait l'inconsciente qui s'amusait à titiller le nid de ses démons, garder au fond de toi tes mauvais souvenirs et tes pensées négatives sans jamais les laisser libérer ne fera que les renforcer et empirer les choses lorsqu'elles déferleront sur toi avec la puissance de mille corbeaux. Et moi, je suis l'une des seules qui soit sincèrement capable de comprendre ce que tu as vécu, si ils t'ont fait le moindre mal ou des expériences sur toi. Peut-être que parler te permettrait de te libérer... »

L'écorce s'arracha, plongeant dans une chute vertigineuse vers le sol où elle se brisa sur les pierres. Kyrja avait bondit sur ses pattes, l'échine hérissée et les crocs dévoilés.

« Comprendre ?! feula-t-elle. Qu'est-ce que tu pourrais bien comprendre ?! La stupide petite créature que tu es, et qui croit tout savoir ! »

Ce n'était certainement pas un jouet à pattes qui allait lui faire la morale. Elle était trop pitoyable pour saisir le dégoût qu'avait Kyrja de ces êtres si faibles et vulnérables, trop occupée à se rouler à leurs pieds pour quelques gratouilles.

« Il n'y a rien à comprendre, ni pour toi, ni pour personne d'autre. »

« Je peux comprendre parce que j'ai vécu la même chose, hasarda la renarde. Je manque peut-être de connaissance… je préfère dire ça à "stupide"…, mais si ta vie a été des expériences, je suis la seule ici à pouvoir te comprendre. Je me rends compte que ça ne te plaît pas, mais c'est ainsi. »

Aux folies du goupil, Kyrja donna pour réponse un rire qui n'était que glacial et dissonant. Un rire sans joie qui transpirait la haine. Peut-être, si les crânes avaient pu bruire, aurais-ce été là le genre de sons qu'ils auraient exsudé, un grondement d'ironie faisant frissonner les os, jailli de leurs mâchoires figées dans un rictus déplacé, qu'accentue les noires orbites vides seulement de la vie, et gonflées, immenses du mépris jaloux que les morts ont pour les vivants.
Si la renarde ignorait tout de l'existence de Kyrja, cette dernière, elle, savait qu'elles n'auraient jamais pour seul point commun que les vers qui rongeraient leurs cadavres.

« Mais si tu n'es pas prête, ajoutait la rouquine, alors n'en parlons plus. Nous pourrons un jour reprendre la conversation si tu en as envie. »

Une bien heureuse chance que la longibande ne comptait pas revoir un jour le renard transgénique auquel elle faisait face.

« Il n'y a aucune conversation à reprendre. Il te suffirait de sortir un peu de ton petit monde pour t'en rendre compte, et t'apercevoir qu'il n'y a pas besoin d'avoir été un rat de laboratoire pour détester les créatures que tu adules, cracha Kyrja. J'ai le simple dégoût des choses faibles. Des choses qui ne devraient pas survivre, qui doivent mourir et disparaître. »

Elle était un prédateur. Et comme tous les prédateurs, c'est ce qu'elle avait toujours fait, et qu'elle ferait toujours : supprimer les faibles, pour que seuls les forts demeurent. Elle était une tueuse impitoyable, une chasseuse aussi folle que lucide. Un jour, ce serait elle-même qu'elle devrait éliminer. Parce que parfois, elle se sentait bien loin de forte.
Mais jusqu'à ce que ce jour advienne, elle ne serait jamais moins que la main magnifique d'une Mort implacable.

« Oh ? Alors tu me méprises pour ça ? » sembla s'étonner la renarde.

Comme si cela n'allait pas de soi. Comme si, tout à coup, elle découvrait le sens de la vie et la futilité de l'existence. Sauf que, dans son cas, elle tenait sa faiblesse de la mollesse aberrante de son esprit. Pour le reste, elle aurait pu être respectable, par sa nature vulpine qui lui offrait l'adaptabilité et les autres talents de son espèce. Ils lui avaient fait une belle fleur, ceux qui lui avaient arraché le corps modelé et abâtardi d'un chien pour le remplacer par celui d'un renard. Elle ne s'en était sans doute même pas aperçue elle-même. Elle était, quelque part, restée coincée dans une vie qui ne lui appartenait plus.

« Parce que tu crois que j'adule les humains ? reprit la renarde. Non, je ne fais qu'apprécier ceux qui sont bons avec moi et le leur rendre. Cela dit, tu as pris un peu trop au pied de la lettre le terme de prédateur, je pense. Si notre rôle était de supprimer les êtres faibles, nous serions morts de faim depuis longtemps. »

Et il y en avait une, qui, elle, semblait avoir oublié ce que c'était que d'être un chasseur. A force de manger des croquettes, elle avait peut-être oublié l'attrait instinctif, et même la logique, qui pousse le carnivore vers la bête blessée, la bête acculée, la bête qui n'avait pas autant de chances de survivre et de s'échapper.
Elle avait beau dire, elle ne pouvait défaire l'idée qu'avait Kyrja de son affection un peu trop étouffante pour les humains. Elle en témoigna d'elle-même l'instant suivant, se contredisant en  questionnant naïvement la longibande sur la faiblesse de ces créatures. Mais n'étais-ce pas évident ? Ne pouvait-elle pas juste ouvrir les yeux ?

« Oh, je n'en sais trop rien… ironisa Kyrja de sa voix acérée. Peut-être le fait qu'ils le soient ? Le fait que, malgré qu'ils semblent se croire invincibles et supérieurs, la Mort n'a besoin que d'une brise pour les cueillir ? Ils sont fragiles, vulnérables, dépourvus du moindre instinct de survie. Et toi, tu voudrais que je leur accorde la moindre once d'affection ? »

« Tu sais qu'une seule brise suffirait à te tuer aussi ? Tout comme moi ? » questionna le goupil.

Et Kyrja de lui répondre d'un rire incrédule, de ceux qui ne peuvent imaginer un seul instant que cela soit vrai. Oh, non, elle était loin d'être si fragile. Elle, elle avait connu les forêts impitoyables, le froid glacial qui mordait jusqu'aux os, le sang par plus de fois que le ciel ne comptait d'étoiles. Elle avait traversé des tempêtes, et elle était toujours là. Amochée, peut-être, mais pas encore à genoux.
Et, tandis qu'elle survivait, elle avait vu les Hommes tomber.

« Les humains n'ont pas de griffes, c'est vrai, reprit la rouquine. Ni de crocs. Ils n'ont même pas une force exceptionnelle, même moi je pourrais rendre leurs mains inutilisables par mes crocs. Mais ils ont quand-même leurs facultés. Sans parler de tout ce qu'ils ont créé, ils savent s'adapter. Et ils ont la capacité de travailler ensemble. Ils ne se croient pas tous invincibles, contrairement à ce que tu crois. Ce qui pensent ça sont même ceux qui le sont le moins. Je ne dis pas que tu devrais leur être affectueuse, chacun son avis à ce sujet. Mais je penses que tu devrais éviter de les sous-estimer. En outre, je me pose une question : tu penses donc la même chose des loups-garous ? Et des médecins de l'horreur ? Tu sais qu'ils sont plus qu'humains... »

La longibande avait eu une longue expérience de la vie, et de la douleur. Des choses que n'avait jamais pu voir la jeune renarde, et qu'elle n'avait de toute évidence pas l'intention de réaliser. C'est toujours plus facile, de voir le monde derrière des paupières closes. De cligner et de regarder ailleurs quand la vérité dérange. D'être lâche.
Elle ne refusait pas aux humains les lauriers d'être inventifs. Oui, ils l'étaient. Du moins, une poignée d'entre eux, qui avaient su créer un monde travesti, abâtardi, appauvri. Un monde qui les enfermait dans ses rouages, auxquels ils ne pouvaient plus échapper. Et le reste de l'humanité suivait. Placide petit troupeau de moutons, ils bêlaient derrière les bergers, les suppliant de les protéger du loup qui guette. Certains, en chemin, étaient sacrifiés pour que les autres puissent être engraissés dans la bergerie chaude et douillette. Et viendrait le jour où ils ne seraient plus que quelques os entre les doigts de leurs maîtres. Viendrait le jour où leur funeste destin s'accomplirait, parce que le couteau du boucher n'était pas si effrayant que l'autre côté de la porte, là où le loup hurlait sa mélancolie, avec son regard qui perçait la nuit glacée, avec ses côtes saillantes d'avoir trop connu la faim.

« Plus ? Peut-être. Je ne sais pas. Mais ils restent humains. Ils peuvent être tout et n'importe quoi, ils ne vaudront jamais mieux. »

« Tu as sans doute raison, concéda son interlocutrice. Tout comme malgré mes capacités, je serais toujours un canidé. Et tu seras toujours une féline. »

Rien de moins. La queue de Kyrja tressauta d'un dédain agacé, lorsqu'elle se détourna pour reprendre place sur son trône d'écorce. Le frisson qui fit onduler le poil de son échine se mêla à la danse souple de ses épaules pour y disparaître. Oui, elle était ce qu'elle était. Elle n'était rien d'autre. Elle n'avait jamais été, et ne serait jamais rien d'autre. Que les humains aillent à ce diable qu'ils avaient invoqué dans leurs esprits malsains.

« Vu que tu es une grande voyageuse et que tu n'aimes pas les humains, j'imagine que tu vas bientôt t'en aller d'ici. Où comptes-tu aller, ensuite ? » reprit une renarde soucieuse de ne pas laisser à son repos une forêt qui n'avait rien fait pour mériter ses babillages.

La longibande ne jugea pas utile de relever que, si les circonstances avaient été différentes, elle se trouverait déjà bien loin de là. Elle n'aurait même sans doute jamais eu l'immense, l'indicible bonheur, et toute la flopée d'adjectifs sarcastiques qu'elle aurait pu lui accorder, de croiser le chemin de ce danger publique incarné derrière le museau d'un renard.

« Ailleurs. Loin. » répondit-elle en se laissant choir sur la branche branlante.

Elle leva les yeux vers le ciel qui, entre les branchages entremêlés, commençait à blanchir de la venue de l'aube.

La remarque que laissait échapper la renarde s'interrompit en une interjection subite. Elle perdit l'équilibre et, avec une grâce digne d'un tapir se vautrant dans la boue, s'étala sur la branche.

« Aïe ! pesta-t-elle. Eh, doucement ! Tu as failli me faire tomber ! Encore ! »

La lassitude la plus désabusée se peignait sur les traits de Kyrja, dans cet intermède entre le rire et le désespoir de celle qui en a trop vu. L'esprit immature et vicieusement joueur qui sommeillait en elle, comme un dragon sur son trésor, l'aurait bien volontiers poussé à sautiller un peu plus sur le support instable. Mais sa fierté n'aurait pas supporté de tels enfantillages.

« Tu m'aides à me remettre sur mes pattes ? » quémanda la rouquine après de malheureux efforts.

La panthère nébuleuse fronça la truffe avec dégoût. Si la souplesse de cette bestiole puante laissait à désirer, ce n'était certainement pas elle qui allait se préoccuper de la sortir de la situation incongrue dans laquelle elle s'était fourrée. Elle n'avait qu'à appeler son maître, puisqu'il semblait n'avoir rien de mieux à faire que de jouer ce rôle.

« Ne comptes pas sur moi pour approcher mon museau de tes puces, répliqua-t-elle sèchement. Et évite de tomber en gigotant, à cette hauteur, tu risquerais fort de ne plus jamais avoir l'usage de tes pattes. »

Non que cela ne soit une idée déplaisante... Mais, d'humeur magnanime, Kyrja pouvait bien gaspiller quelques mots à l'intention de celle qui semblait prendre le chemin d'un cadavre fort aplati.

« Je te rappelle que, de nous deux, c'est toi qui est la plus sauvage ! objecta le goupil. Si une de nous deux doit avoir des puces, c'est bien toi ! Surtout que ma chaleur brûle les puces avant même qu'elles ne me piquent. Et je me lave tous les jours ! »

Kyrja aurait levé les yeux au ciel de tous ces préjugés. Elle était peut-être sauvage, mais pas malpropre... et puis, venant d'un renard, c'était bien malvenu.

« Oh, c'est vrai, ironisa-t-elle, j'oubliais que tu avais un maître pour t'emmener chez le toilett... »

Son sarcasme fut interrompu par un glapissement aigu. La rouquine pencha dangereusement, et la panthère nébuleuse la vit basculer, et plonger vers le sol dans un éclair de fourrure orangée.
Kyrja avait si souvent laissé parler ses instincts qu'elle aurait été bien incapable de les refouler, même si elle en avait eu le temps. Comme à l'époque où elle chassait dans les canopées du Sud, elle bondit sur la branche inférieure et s'élança vers l'animal. Ses griffes s'enfoncèrent dans la chair des épaules qu'elles rencontrèrent, et ses pattes arrière cherchèrent prise sur une branche. Un goût de sang se répandit dans sa gueule lorsque ses crocs se resserrèrent brutalement sur l'échine de la renarde. Des crocs faits pour tuer, trop longs pour qu'elle ne puisse en user avec précision. Elle ferma les yeux, dans l'attente du craquement si particulier que produisaient les vertèbres en se brisant dans sa gueule. Mais il n'y eut pas de craquement. Elle avait une chance bien insolente, cette stupide bestiole. Et elle était bien nourrie, à en juger par son poids. Elle avait de la chance que son espèce ne soit pas bien lourde.
La longibande se laissa tomber sur une branche plus près du sol, et se pencha vers le vide pour y laisser tomber sans ménagement son fardeau.

« Beurk... Non, vraiment, tes prédateurs doivent être soit désespérés, soit très enrhumés pour supporter ce genre de goût. » pesta-t-elle, feulant à moitié, en se léchant le poitrail.